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La moisson dans tous ses états

par Mohammed Beghdad

Au cours d'un long week-end passé dans le monde paysan, j'avoue avoir redécouvert un autre univers presque à part avec ses propres règles et ses méthodes désuètes. J'ai appris énormément de choses en un peu de temps resté sur le terrain. Une autre dimension totalement différente de la ville avec ses problèmes, ses attentes, ses corvées et ses espoirs. Un monde qui se lève très tôt et qui travaille très tard. Un monde qui nous nourrit et qui bosse inlassablement de jour en plein soleil tapant de l'été comme de nuit en plein froid hivernal surtout lorsqu'il est rémunéré et reconnu à sa juste valeur. Il ne rechigne pas devant l'effort pourvu qu'il en soit justement récompensé de son labeur assez fourni.

La notion du temps n'existe pas chez lui. C'est tout à fait normal qu'il peut arriver et attendre deux heures avant un rendez-vous sans qu'il ne fulmine, qu'il ne dénigre ou qu'il ne montre une quelconque saute d'humeur. Je dirais que les ruraux sont plus paisibles devant l'autorité que leurs homologues de la ville. Ils consentent à la discipline à un seul sens. Ils ne cherchent aucunement à rouspéter comme ceux des villes malgré qu'ils en soient à la traîne par rapport au reste de la société.

J'ai aussi compris pourquoi ils votent en masse lors des élections en pesant très lourdement sur les issues des scrutins. Ils ne veulent en aucun cas bouleverser l'ordre établi et indiqué. Ils ne vont rarement à contre-sens d'un destin à l'avance programmé.

ARCHAÏSME CONTRE MODERNISME

Ils ne connaissent ni Facebook, ni Google Earth, ni Mailing List, ni encore moins entendent parler de prévisions des récoltes qui utilisent les données satellitaires en labourant et en moissonnant grâce aux GPS équipant les machines modernes aux calculs à deux chiffres près après la virgule. Ils sont à la marge du développement dans un monde agricole largement dominé par l'archaïsme technologique pour un pays qui était considéré il y a à peine un demi-siècle comme le grenier de l'Europe.

Notre pays possède d'énormes potentialités agricoles mais ce sont les moyens de la formation et de l'assistance technique qui font défaut dans un monde où le niveau d'instruction est très largement au dessous de la moyenne. Pourtant notre pays aspire à une indépendance alimentaire mais sans une politique adéquate et planifiée, le rêve ne pourrait être nullement permis.

L'ATTENTE DU CIEL

Toute l'année donc, c'est l'attente de probables nuages qui daignent lui venir au delà de l'Atlas. D'abord, après la campagne des labours-semailles, notre agriculteur a tout le temps les yeux rivés sans cesse vers le ciel. Il ne compte que sur sa clémence. Un ciel brumeux lui donne de l'espoir, un ciel gris foncé lui fait frotter les mains en plein mois de décembre. Un mois de janvier vers-glacé et ce sont tous ses souhaits qui s'envoleraient sèchement. Une semaine pluvieuse le fait rêver et le revoilà plein d'enthousiasme. Un mois sans gouttes de pluies, et c'est le doute d'une perte pré-déclarée qui s'installerait dans la durée. Un mois de mars pluvieux ranime tous ses espoirs, le fait bondir d'une joie intérieure dissimulée en son sein et le fait sauter de bonheur vers le 7ème ciel. Après le mois d'avril, il n'en veut que du soleil pour faire bien mûrir son fruit. Une fois debout, c'est la période des cueillettes qui s'annonce plus que prometteuse si elle arriverait à terme après de moult sacrifices.

Ces dernières semaines, à forte raison, c'est la période de la campagne des moissons avec une année exceptionnelle où l'on s'attend à une récolte nationale record estimée proche des 60 millions de quintaux à tel point que notre pays n'envisage pas d'importer des céréales, fait très exceptionnel, pour cette année 2012, quoique certaines dépêches rapportent le contraire (1). Mais pour faucher sa récolte, l'agriculteur doit effectuer le parcours du combattant dès l'aube jusqu'au crépuscule. Il peut rester la plupart du temps sur les champs jusqu'à très tard dans la nuit sans aucun répit ni la moindre lassitude. Il lui arrive de rester debout jusqu'à 20 heures par jour, voire encore plus durant cette campagne où sa récolte est tout le temps menacée par les aléas de la nature. Une cigarette jetée dans ses champs et c'est la besogne d'une année qui pourrait partir en fumée. Un orage déversé en plein mois des moissons et c'est le grain qui pourrait pourrir dans son épi ou c'est le différé d'une récolte tant espérée.

VOUS DÎTES ASSISTANCE ?

Devant un monde agricole rythmé par les climats et les saisons, en face l'administration concernée continue de fonctionner selon la cadence horaire des banquiers. Au lieu d'accompagner sans relâche les paysans dans cette campagne, elle préfère ne travailler bureaucratiquement qu'aux environs de 8 heures par jour dans les CCLS (Coopératives des Céréales & Légumes Secs) pourtant elles recrutent plein de travailleurs saisonniers. Effectivement, ces locaux n'ouvrent leurs grillages que vers 7 ou 8 heures du matin et en les refermant sitôt dès 17 ou 18h. Les agriculteurs, chargés de leur récolte, qui n'ont pas pu passer les barrières, doivent attendre toute la nuit aux abords des dépôts avec tous les risques qu'ils encourent. Ils font une chaîne infernale. Imaginez un peu ce que cela provoque comme une queue longue d'une moyenne d'un kilomètre de camions à l'intérieur d'une ville. Et cela peut durer tout le long de la saison.

Certes, les CCLS travaillent durant les 7 jours de la semaine pendant cette période mais nullement 24h sur 24h comme les agriculteurs qui doivent courir sans relâche pour arriver à remettre leurs céréales. Par ailleurs, il y a des privilégiés qui déposent leurs récoltes à la célérité de la lumière mais les non-resquilleurs doivent patienter de longues heures pour enfin parvenir à leur tour. Il faut noter que le transport d'une récolte peut demander parfois plusieurs allers et retours des camions entre les champs et les dépôts. A chaque fois, c'est donc le calvaire garanti. Quant au payement de leur dû, c'est une autre paire de manches avec ces histoires des insuffisances de liquidités à la BADR.

LA LOI DES MACHINES

Pour moissonner ses parcelles, l'agriculteur doit dénicher une moissonneuse-batteuse disponible pour ramasser son blé. Lorsqu'une machine fait son apparition dans les parages, c'est la ruée pour se l'arracher surtout que nos agriculteurs ne parlent pas le même langage dans un cadre organisé. Les patrons des moissonneuses dictent alors leurs lois en imposant leurs règles et leurs diktats sans omettre le prix à ne point débattre. Ils deviennent alors les maîtres des lieux qu'il faut nourrir et les blanchir gracieusement. Au moindre accroc, ils peuvent vous quitter en vous laissant courir derrière eux. En somme, c'est eux qui font la pluie et le beau temps, vous vous résignez donc à vous taire et à subir davantage leurs exigences en étant plus que jamais domestiqué. C'est la loi de la jungle appliquée comme au temps de sa splendeur.

A la fin, ils retournent chez eux débordant d'oseille et d'un chargement de blé amassé de l'offrande à faire envier un agriculteur de la région. D'un autre côté, les pauvres à qui le 10ème des récoltes leurs reviennent de droit sont les ignorés dans l'affaire. Quant aux prix pratiqués, c'est aux alentours de 3000 DA de l'heure de la moisson et parfois encore plus dans certaines régions.

Mais par contre, ils n'ont aucune notion du temps, ils vous fixent un rendez-vous vers par exemple 14 heures pour le début de la moisson pour ne venir que quelques jours après non moins sans sollicitations et sans aucune excuse ni la moindre justification. Gare à vous ! Si vous revenez avec 5 minutes de retard au moment où ils arrivent sur place. Vous devez les attendre pour l'éternité mais eux, pas une seconde de moins. Vous devenez un de leurs otages de la longue liste qui attend. Le même principe s'applique pour les camionneurs comme pour les botteleuses. C'est un monde qui vit dans un autre espace du temps.

ENTRE LE RÉEL ET LE VIRTUEL

Quant à celles appartenant aux CCLS, je n'ai pas vu la moindre machine sillonner la région où j'étais. Je me suis renseigné qu'elles existent bien mais c'est au même prix fixé par l'administration qui s'aligne sur les prix pratiqués du privé mais avec la bureaucratie en plus et l'information en moins. Aucune trace sur le terrain d'une possible assistance technique de la part des services agricoles, ni d'ailleurs des membres de l'union des agriculteurs. Ils ne font leur apparition que lors du renouvellement par élections de ses structures. Pourtant, on a entendu un autre discours au sien des radios locales où tu as l'impression que les agriculteurs allaient être accompagnés dans cette campagne comme des seigneurs mais la réalité du terrain est tout autre, complètement différente et contradictoire. Il y a une différence de taille entre la réalité et le discours virtuel des autorités.

Idem pour le transport, heureusement que les camionneurs privés sont là pour pallier à la situation catastrophique qui sévit, moyennant des prix excessifs selon la loi de l'offre et de la demande. C'est la rareté et aussi le temps passé dans la queue qui provoquent sans doute ces hausses des prix. Les CCLS ne sont là que pour cueillir le fruit. Il faut quand même noter les efforts consentis par les pouvoirs publics sur les prix d'achat pratiqués par rapport à ceux des marchés internationaux (par exemple pour le blé dur, c'est 4500 DA le quintal au maximum comme 40 dollars (3200 DA) le quintal sur le marché mondial).

Mais face à une telle désorganisation, les agriculteurs ne cherchent qu'à satisfaire leurs propres intérêts au dépend de ceux de la collectivité. L'intérêt général est totalement banni de leur vocabulaire. C'est l'intérêt individuel qui prime d'abord. D'ailleurs, c'est rare de les voir regroupés au sein de coopératives pour défendre leurs intérêts communs où l'union pourrait constituer une force. Comme toujours, c'est l'individualisme et l'égoïsme qui prônent le plus dans ces cas là. C'est chacun pour soi et Dieu pour tous.

L'OUVRIER SAISONNIER AGRICOLE : CET OUBLIÉ DE LA NATURE

Quant à l'ouvrier agricole, c'est le laissé pour compte. Il se trouve au bas de l'échelle. S'il se fait de plus en plus rare dans nos campagnes, c'est qu'il existe quelque part une injustice. Il ne dispose ni d'une couverture sociale ni d'une éventuelle retraite. Il travaille presque à 100% au noir. Pour recouvrir ses droits, il faut encore attendre peut-être d'autres générations. Lorsque son patron n'a plus besoin de lui, il le jette comme on le fait pour une serviette même s'il a travaillé chez lui durant des décennies. Si par malheur, il tomberait malade, heureusement pour lui que la solidarité de son entourage immédiat est là pour subvenir tant bien que mal à ses besoins.

Pourtant, la majorité des grands propriétaires terriens continue de bénéficier directement ou indirectement des largesses de l'état et des aides de tous genres comme en témoignent les crédits accordés et les dettes des 4400 Milliards de centimes effacées il y a quelques années. Les services étatiques concernés devraient intervenir en mettant un peu d'ordre et imposer à ces derniers une organisation moderne pour stabiliser et former une main d'œuvre agricole qualifiée dont le pays en a grandement besoin. Les aides ne devraient revenir qu'à ceux qui se conformeraient aux lois du travail. Il faut noter que cette main d'œuvre qui a été plus ou moins formée a émigré sous d'autres cieux tels que ceux de l'Espagne où elle fait énormément le bonheur des agriculteurs de ce pays.

UN PROBABLE SECTEUR CRÉATEUR D'EMPLOIS ?

On ne peut concevoir que le secteur de l'agriculture qui est aussi stratégique que les domaines de la défense, de l'énergie ou de l'éducation, soit géré de cette manière tant administrativement que techniquement. On parle de l'amélioration du rendement de la céréaliculture mais avant d'arriver à relever ce défi, il faut une formation à la base doublée d'une stabilisation et d'une pérennisation du métier. L'agriculture pourrait être une formidable créatrice d'emplois qui pourrait dépasser en perspectives sur le long terme tous les autres secteurs. C'est aussi le seul secteur possible après les hydrocarbures sur lequel notre pays pourrait miser pour créer de la richesse en produisant davantage des produits agricoles et pourquoi pas en les exportant à l'instar de nos voisins marocains et tunisiens qui nous dépassent de très loin sur ce registre. Ça y va du développement, de la survie, de la modernité, de la croissance, de l'avenir et de l'indépendance alimentaire du pays.

(1) - http://www.leconews.com/fr/actualites/nationale/commerce/l-algerie-a-fait-une-commande-de-600-000-tonnes-de-ble-24-06-2012-158507_292.php