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Éduquer une société, c'est la libérer de l'autoritarisme

par Kamal Guerroua*

«Si tu n'espères pas en l'inespéré, tu ne le retrouveras pas» [Héraclite, philosophe grec ]

Dans les dures épreuves de la crise, les nations voulant réellement éviter la pagaille politique, les désordres socio-culturels et les impasses économiques ont souvent recours à une certaine panacée universelle nommée en la circonstance «l'éducation», laquelle agissant en force libératrice des esprits, participe fortement à la transformation radicale mais évolutive et graduelle de la société. En conséquence, l'école formerait une institution pivotale en constante interaction avec les autres énergies vitales au sein de l'État (la société civile, la société politique, la presse libre et le tissu associatif). Aussi devient-elle une unité multidimensionnelle et intra-institutionnelle d'envergure.

Autant dire, un lieu d'investissement du potentiel créatif de la société et une pierre inaugurale dans le «Nation-building». Un fort accent devrait être mis ici sur la notion de la citoyenneté, laquelle, convenons-en bien, est la protection idoine des droits individuels. En réalité, de la pépinière de l'éducation au jardin de la citoyenneté, il n'y a qu'un petit jalon, ou dirions-nous pour être plus explicite, un pas à enjamber dans la mesure où franchir le seuil d'une école, c'est ouvrir les fenêtres de la vie civique et de l'avenir. Nul doute, éduquer, écrire, créer, inventer et s'investir dans les créneaux formateurs de l'humain (éducation, loisirs, jeunesse) devraient être les maîtres mots de l'Algérie nouvelle et les premiers bégaiements patriotiques de l'âme de notre peuple au vu de ce qui se passe dans les autres contrées arabo-musulmanes comme antécédents violents de transformations abruptes et instantanées. Il est un postulat indéboulonnable, lorsque l'on arrive à inculquer l'esprit critique, la rigueur intellectuelle, et les normes authentiques du vrai et du faux dans la conscience collective, l'on sauverait certainement une citoyenneté en crise existentielle et aiderait un peuple en voie d'extinction morale à remonter la pente du malaise et à ressurgir du néant. La déconfiture sociale serait inéluctablement alors un vain verbiage de défaitistes ! Le poète syrien Adonis dirait un jour qu'un peuple qui ne permet pas à son pouvoir créateur de s'exprimer est voué à une perpétuelle éclipse, le drame, poursuit-il, c'est lorsque ce même peuple s'entête dans sa frénésie écliptique (l'ignorance ainsi que le mépris des sciences et des arts). Penser les défis de l'avenir, c'est panser les blessures du présent et donner naissance à la lueur d'innovation.

Il n'est plus de rêve s'il n'a eu guère auparavant dans «le buildung social» de l'espoir. Ce rêve-là, cette «fraîcheur des yeux» par excellence comme dirait l'anthropologue franco-algérien Jacques Berque (1910-1995) serait «l'Algérie des Lumières», et l'espoir serait le changement tant attendu par ses millions de citoyens assoiffés de culture et de connaissance. Moins d'être utopique, l'équation moderniste de l'Algérie est fort pragmatique. Car, celle-ci disposant d'une réserve de changes dépassant les 180 milliards de dollars que la rente viagère du pétrole lui aurait versée comme un don céleste, elle n'a qu'à procéder à une «radiographie collective» et à un diagnostic tatillon de ses retards à la fois comme symptômes et facteurs, cause et effets. Cette Algérie-là aura beaucoup du pain sur la planche dans la mesure où elle devrait inoculer un soupçon du dynamisme à son «substrat plébéien» et donner ainsi un stimulus voire un coup de pouce à ses enfants afin qu'ils retroussent leurs manches et arborent la thématique de l'éducation comme un étendard au coeur de la société, le projet de construction de 1541 bibliothèques et d'autant de cinémas sur le territoire national ne serait-il pas possible? Qui dirait le contraire, la révolution est dans la lecture, la science et l'éducation et non pas dans la violence, le végétarisme et «le khobsisme». Il ne suffit qu'à dresser un état des lieux pour s'en apercevoir. Nos étudiants, nos agriculteurs, nos femmes, nos pères et nos mères veulent sortir de cette quadrature du cercle où les symboles l'emportent sur les idéaux (construction de lieux de culte en lieu et place des temples du savoir) et les pirouettes discursives (ignorance matérialiste contre pauvreté culturelle). Certes, ce n'est pas si facile comme l'on puisse l'imaginer mais ce n'est pas tout de même un défi impossible à relever. Les cauchemars sociaux (fatalisme, suicide, désespoir et je m'en foutisme) ne tombent vraiment en poussière qu'à l'aune d'un gigantesque saut qualitatif en avant, c'est-à-dire, un élan vers le progrès et la modernité. Redonner vie à ce qui a failli de s'éteindre, l'éducation s'entend: voilà la mission à laquelle devrait s'arrimer les pouvoirs publics et les élites nationales. Le philosophe Nietzsche (1844-1900), en parlant de l'Occident d'avant le seconde guerre mondiale, aurait relié tous ses problèmes à une «crise de fondements», c'est le cas pathogène des civilisations et des cultures qui perdent facilement leur âme et se révèlent rétives à tout processus, si métamorphosique et si structurant soit-il, du savoir, du pouvoir et de l'éducation. Personne n'est en mesure de nous contredire si l'on ose dire qu'apprendre à réfléchir, c'est apprendre à vivre en société. Les réflexions sur l'avenir du pays sont un réfléchissement des lumières et de tolérance. La pensée rationalisatrice est «la raison instrumentale» rappellent les théoriciens de l'école de Frankfort. L'apparition des phénomènes régressifs accroît les antagonismes sociaux, le devenir collectif fait des échappées à la vision critique et s'enferme dans un réduit dogmatisant. Quand une société néglige les vertus consolatrices et fondatrices d'aussi bien lecture que la culture, elle tomberait à pic sur cul-de-sac existentiel. La pesanteur de l'ignorance et la chape de plomb de l'inculture enterreront sous la sépulture uniformisatrice les résidus de l'autocratie, les résidus combatifs et récalcitrants de la citoyenneté. Le déficit culturel empêche la société de se concevoir «une alchimie sociétale» propre à même de lui ouvrir grandes ouvertes les portes du progrès. Désinfecter les plaies purulentes du corps social, voilà l'attribut fondamental de l'éducation et de la culture.

Le jour où l'éducation s'enracinera dans la famille et la société, la nation serait à l'abri du fractionnisme, de divisions, du réactionisme et surtout de la violence. Elle ferait une rupture automatique et fondamentale, doctrinale et idéologique, intellectuelle et humaine voire symbolique d'avec le rouleau compresseur de l'autoritarisme. L'être qui réfléchit avec rationalisme, qui critique avec liberté de jugement mais surtout avec autonomie d'esprit le mouvement général de la société le conduirait formellement à se distinguer et à se séparer du fanatisme. La triade pathétique : ignorance, inculture et dogmatisme s'épanouira pleinement dès lors que l'éducation prend ses lettres de noblesse dans le tourbillon des amalgames identitaires, doctrinaux et surtout idéologiques. Mais par-delà ce constat particulièrement théorique, que voudrait-on réellement signifier par éducation? Serait-elle seulement le fait d'aller à l'école et de s'instruire ou dépasserait-elle ce stade élémentaire pour englober tous les autres segments de la vie? Dans le cas de notre pays, on serait amené illico presto à pencher pour la deuxième. L'éducation est, à en juger par sa substance originelle, une lutte contre la liquéfaction de soi, la dissolution de ses principes et la perte de sa propre identité. Aussi n'est-ce pas une myopie des autorités politiques que d'avoir voulu à la fois s'imposer par «l'idéologisme politicien» et restaurer en même temps le prestige du pays. Que l'on soit d'accord là-dessus, un peuple qui concède au pouvoir tyrannique de l'ignorance et de la gabegie sa volonté de réformer ce qui a été déformé est un peuple qui renonce à son identité, qui abdique son indépendance et met aux encans sa personnalité propre. Donc soyons-en bien conscients, les défaillances structurelles et systématiques de la machine éducative sont tout aussi dramatiques qu'insoutenables pour l'engrenage étatique, le secteur administratif et le système de gouvernance dans sa globalité «tout est à penser, tout est à repenser, tout est refonder, tout réformer» dixit le philosophe Edgar Morin. Pour que le totalitarisme implose de lui-même, il faut que la pensée critique et autocritique devienne l'emblème principal dans les armoiries du système social. Au lieu de basculer à chaque fois à l'état de violence démentielle, la société devrait consolider en son sein un enseignement sûr et débonnaire. La marche sur les sentiers forts zigzagants de la modernité n'est en aucune manière chose aisée. Point de diagnostics unidimensionnels, fragmentaires et partiels, l'élite est appelée à s'investir au-delà d'un certain seuil dans le combat au quotidien des citoyens. On aimerait bien voir un courant culturel ayant pour devise «l'amour de l'Algérie», surgir des profondes entrailles des masses populaires et se placer au-dessus de toutes les basses considérations politiciennes et bien loin des horrifiantes mêlées pour un quelconque leadership national. Encore serait-il important de le mettre en évidence, l'Algérie n'a pas de problème politique mais un problème culturel. Pourquoi ce jugement tranché?

Le déferlement tumultueux des nationalismes au début des années 60 et la déflagration des impérialismes centraux au profit des nationalismes périphériques a retransmis des ondes de choc autrement plus déstructurantes sur la cohésion socio-politique des pays nouvellement décolonisés. A titre d'exemple, l'Algérie a vu naître un grand mouvement d'exode rural vers les villes «la paysannerie» s'est anarchiquement déplacé vers les centres urbains. Ce qui a pu créer une «citadinisation sauvage et désorganisée». Notre pays, osons le reconnaître, n'a plus de culture citadine proprement dite en comparaison par exemple à l'Égypte dont la capitale le Caire compte plus de 16 millions d'habitants. Le génocide culturel dont est responsable le colonialisme français fut abrupt, inhumain, économiquement destructeur et culturellement inhibiteur à telle enseigne qu'il ait tué «la notion d'urbanité» en Algérie. L'indigénisation au pas de charge de populations enracinées culturellement dans la sphère «bérbéro-arabo-musulmane» et l'insidieuse stratégie colonialiste de «diviser pour régner» auraient généré un conflit à grande échelle entre le rural et le citadin, l'agriculteur et l'homme de la ville (1). Les virus de «Arrouchiya», «kabaliyas» et «çofs» en ont trouvé un terreau de fertilité extrêmement contagieux. Mais quel est le rôle de l'éducation dans ce processus diabolique d'hystérie sociale sur fond politique? Dès lors que l'Algérie a recouvré son indépendance nationale, les nouvelles autorités politiques vautrées sur «le divan de la légitimité révolutionnaire» et en lutte serrée pour s'arracher le sésame du consensus populaire, ont entretenu un feu de paille entre les pieds-noirs, cette intelligentsia urbaine hautement cultivée et les anciens indignés que sont les masses algériennes. Ce qui a conduit les premiers à fuir le pays (le fameux slogan du cercueil et de la valise) et amené les rais successifs à faire venir des suppléants éducatifs du Moyen Orient pour combler le vide laissé par eux. Ironie du sort, l'Algérie qui est anthropologiquement entrée dans le moule arabo-berbère s'est vu embarquée dans le train diabolisant de «l'arabisme sans fard» sous l'égide du «baâssisme» moyen-oriental. Le feu président Ben Bella (1916-2012) n'a-t-il pas affirmé au lendemain de l'indépendance en ahanant sur les vertus sacerdotales de l'Orient ensorceleur dans une célèbre harangue populaire aux relents prophétiques que «l'Algérie est arabe, arabe et arabe!». Ce qui fut politiquement à peine admissible à l'époque l'est moins sociologiquement au moment actuel, encore davantage aux yeux scrutateurs des chercheurs en anthropologie culturelle, mais pourquoi? L'Algérie, pour ne tenir en compte que de la période contemporaine de son existence, aurait vécu depuis pratiquement le XV siècle sous domination étrangère hétérogène (espagnole, turque et française), s'il l'on prend cette tranche chronologique comme critère de différenciation et de classification historique, l'on se renderait facilement à l'évidence que notre pays n'est plus une terre soumise sous les fourches Caudines du «fanatisme identitaire». Si les différents conquérants et colonisateurs n'ont pas pu le mettre à genoux, ces nouveaux maîtres de céans n'auraient pas eux aussi, à tout le moins, pu le modeler à leur convenance, le happer, voire le phagocyter sous le fallacieux prétexte des nationalismes étriqués et de fausses sensibilités patriotique «la responsabilité de cette situation d'abandon, de solitude morale, d'égarement, de médiocrité dans laquelle se trouve la société algérienne est très dangereuse à long terme, Il est vrai que les élites politiques notamment, souvent montés sur leurs grands chevaux, investis dans des tentatives vaines de reproduction de modèles sans prise aucune avec la réalité culturelle algérienne, ont crée un climat de méfiance entre eux et la société [?] Il est vrai aussi que, né dans des crises toujours recyclées, les intellectuels algériens n'ont jamais eu le temps de mûrir leurs visions, leur démarche étant profondément marquée par l'impératif de l'immédiateté et de l'urgence de l'action». La survivance du langage dialectal (Al-Amiya) dans la rue algérienne et la forte imprégnation des dialectes, parlers et patois de la langue berbère (chaoui, targui, kabyle...etc.) avec en toile de fond des syncrétismes culturaux aussi variés qu'enrichissants provenant des influences étrangères n'en est que la preuve indéniable de la solidité de la mémoire populaire et des liens affectifs très puissants de l'algérien avec son histoire, ses langues et ses repères en l'absence combien dramatique et quasi honteuse de sa tête pensante ou de «ces fondés de pouvoir» comme aimerait à qualifier l'intelligentsia le philosophe français Régis Debray, lequel poursuit dans le même rythme en écrivant «le corps intellectuel d'un pays peut être dit l'âme de sa civilisation à condition d'ajouter qu'elle grandit, cette âme vieillit et meurt en même temps que les organes physiques de cette civilisation»(3).

Le constat coule donc de source, sans une vraie mise en forme, sinon dirait-on, une mise à jour de l'éducation citoyenne, les États-Nations dont l'Algérie forme une partie intégrante, lesquels furent déjà des victimes d'une «préorganicité institutionnelle» suite à une déliquescence du politique et de la politique durant de longues années de galère coloniale, d'exploitation impérialiste et de «dictatures des frères d'hier», essuieront l'échec des canons pédagogiques, des programmes scolaires, des agendas éducatifs parachutés d'en haut au lieu d'être discutés dans le sous-sol social. Hélas, l'Algérie telle qu'elle se donne à voir et à constater au jour d'aujourd'hui est en retrait inquiétant par rapport à son histoire millénaire. Les raisons sont multiples mais l'on essaie d'en signaler quelques unes.

De prime abord, l'importance de l'éducation scolaire en matière d'histoire n'a jamais pu être mise en exergue et nos élites politiques refusent encore de se regarder dans la glace, la rhétorique d'infantilisation, d'infériorisation et de cheptlisation aux accents réducteurs a consacré dans ses vices le règne des réflexes corporatistes, ben-fellaniste et ben-ammiste, ce qui gangrène l'être et le paraître du secteur éducatif. Deuxième facteur : le déclassement éhonté de la place symbolique des professeurs dans le microcosme social a atteint des proportions alarmantes. Quid sur la lecture, l'écriture et l'élan novateur dans notre université. Celle que Charles Péguy (1873-1914) qualifie du sobriquet pour le moins flatteur d'«appareil du discernement social». Faisant le réquisitoire de la réalité dramatique algérienne, Ahmed Cheniki écrit «la recherche reste encore peu présente dans un univers où trop peu de professeurs ont publié des ouvrages scientifiques [?] Dans ce contexte est-il possible de parler de l'existence d'une université nationale?»(4) Il semble bien que la routine sociale l'emporte sur le désir de vie dans notre société. L'alliance du mensonge et de l'ignorance a rendu amers le suc et le sang qui coulent dans les veines de l'école. La troposphère intellectuelle a mis à la marge «la stratosphère plébéienne». Le problème, c'est que l'on a, depuis l'indépendance nationale importé ce qui n'est pas forcément de l'ordre de l'importable aussi bien de l'Orient que de l'Occident «les valeurs traditionnelles issues de la coutume ancestrale». Or, comme l'aurait bien affirmé Yves Lenoir «il importe pourtant de se rappeler que les institutions ne gardent leur vertu propre et leur efficacité que si elles changent à partir de leur tradition et non contre elle»(5). Cela dit, le glissement du bon sens au nihilisme devrait impérativement être évité puisque l'aire culturelle est de type magnétique et exerce une force d'attraction (positive et négative) énorme sur le corps de la société. C'est pourquoi celui-ci est appelé à être de l'acier afin qu'il résiste à sa propre dissolution.

*Universitaire

Notes :

1)-Voir à ce sujet l'ouvrage de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayyad, le déracinement, la crise de l'agriculture traditionnelle, Paris, les Éditions de Minuit, 1964

2)-Consulter l'excellent article de Ammar Ingrachen, Quel rôle pour quelle élite en Algérie, le Quotidien d'Algérie, 09 Juin 2012

3)- Régis Debray, le pouvoir intellectuel en France, Éditions Ramsay, 1979

4)- Ahmed Cheniki, l'université ou la grande illusion, le Quotidien d'Oran, le 23/09/20044-Yves

5)-Lenoir, Constantin Xypas, Christian Jamet, école et citoyenneté : un défi multiculturel, Arman Collin, 2006