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De l'Algérie, de son indépendance et de la haine de soi et des siens

par Akram Belkaid: Paris

Le cinq juillet prochain sera célébré le cinquantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Dans le pays, comme en France (surtout en France, d'ailleurs), ce rendez-vous est l'occasion, depuis plusieurs mois, de multiples écrits et événements. Articles, livres, expositions, colloques, conférences, soirées culturelles et émissions télévisées : l'Algérie et son histoire contemporaine sont l'un des sujets incontournables de cette année 2012.

De la tonalité générale de ces manifestations, un thème fort s'impose. C'est la faillite du système politique algérien et de l'indiscutable incapacité du pouvoir en place depuis 1962 à tenir les belles promesses de l'indépendance. Cinquante ans après le départ de la puissance coloniale, le bilan est terrible : l'Algérie est un pays à la traîne sur de nombreux plans et ce n'est pas la richesse artificielle - et éphémère - engendrée par la rente pétrolière qui peut nuancer ce constat humiliant.

Faut-il pour autant faire preuve de si peu de considération pour l'instant indépendance ? Et pourquoi faudrait-il se couvrir la tête de cendres et joindre ses pleurs au concert de lamentations que l'on ne cesse d'entendre à propos de l'Algérie ? Dans leur colère, et parfois leur haine, à l'encontre du pouvoir et de la manière dont il «non-gère» le pays, nombreux sont celles et ceux qui ne s'attardent guère sur ce qu'a pu représenter, ce que représente encore, l'indépendance. Face au bilan de cinq décennies plus ou moins perdues, le moment de grâce de juillet 1962 est relégué aux oubliettes. C'est à peine si l'on évoque son importance, son caractère fondamental pour les Algériens cela sans oublier l'euphorie de tout un peuple et, plus encore, la victoire que représentait, au sens de la condition et de la dignité humaines, sa sortie de l'asservissement.      En clair, on balaie ce qui fut pourtant essentiel - et fondateur - car on préfère gémir à propos de ce qui est arrivé ensuite, comme si l'indépendance ne méritait qu'une simple mention liminaire en marge d'une longue liste d'échecs.

Lisons et écoutons ce qui s'écrit ou se dit par des Algériens à propos de l'indépendance de leur pays. Ce n'est qu'une longue incantation négative, une ahurissante auto-flagellation qui mêle dégoût, désespoir et abattement. C'est là le triste résultat des agissements du pouvoir et des différentes formes de violence qu'il a infligées à son peuple. Mais cette explication n'est pas suffisante. Impossible, en effet, de ne pas y voir la trace d'une certaine haine de soi, une non-acceptation de ce que l'on est, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui appartiennent à un pays qui, certes, aurait pu avoir un bien meilleur sort mais qui méritait avant tout d'être indépendant. Relativiser l'indépendance, la «mettre en perspective» comme le disent certains confrères, c'est feindre de croire que l'on aurait pu «être» sans elle. C'est la considérer comme un événement banal et neutre.

La haine de soi traduit aussi de vieilles fêlures et frustrations (*). Elle habite celui ou celle qui, enfant ou adolescent, a subi la réalité coloniale et qui, oubliant ce qu'il était - et ce qu'il n'aurait jamais pu être sans l'indépendance (médecin, ingénieur, architecte, journaliste, écrivain, universitaire?) - rêve encore d'appartenir au monde qui lui était jadis interdit. Comprenons-nous bien. Il ne cherche pas, comme l'a si bien expliqué Fanon, à prendre la place du colon (ça, ce sont les nouveaux maîtres du pays qui l'on fait). Non, il rêve simplement de prendre une revanche sur son propre passé. Il rêve de quitter sa peau de colonisé et de pouvoir, les pieds enfin chaussés, danser au bal-musette du 14 juillet sur la place de la mairie. Ses mises en causes de l'Algérie indépendante, ses diatribes à l'égard de ce que fut la Guerre de libération et de la manière dont elle fut menée, sont ainsi l'expression du désir refoulé de se prouver qu'il aurait pu quitter sa condition d'indigène ou de sujet de la République française. Et lorsque ce discours est tenu en France, et quel que soit le milieu auquel il s'adresse, c'est une manière pathétique de dire « Voyez ! Voyez, comme j'aurais pu être des vôtres.»

Ce type de détestation s'est même transmis d'une génération à l'autre.         D'est en ouest, on continue d'agiter les bras à destination du nord, en essayant de mettre en avant sa propre singularité dans une masse que l'on accuse de tous les maux et de tous les «ismes» : fascisme, obscurantisme, intégrisme, antisémitisme, etc? Il est certes du devoir de l'observateur, qu'il soit journaliste, universitaire ou écrivain, de se mettre au-dessus de la mêlée et de porter la plume ou la parole là où elle doit faire le plus mal (et d'accepter au passage d'être critiqué pour cela). Mais cette position ne doit viser qu'à prendre du recul et non pas à se sentir supérieur vis-à-vis du peuple auquel on appartient. La haine et le mépris des siens ne sont rien d'autre que la haine et le mépris de soi?

Ce qui est choquant dans l'affaire, c'est que ces jérémiades continues - fussent-elles fondées - contribuent à discréditer l'idée même de la nécessité de l'indépendance de l'Algérie. Quand des Algériens se mettent plus bas que boue alors qu'il s'agit juste de parler du 5 juillet 1962, il ne faut pas s'étonner que le courant révisionniste qui sévit en France s'en trouve renforcé. Ici, c'est la mémoire des tortionnaires de la Bataille d'Alger que l'on célèbre. Là-bas, c'est «l'œuvre civilisatrice» de l'Algérie française que l'on revendique et souhaite voir proclamée de manière officielle. Et les élites algériennes, qu'elles soient politiques ou intellectuelles, se retrouvent sommées de faire amende honorable. Les voici presque obligées de demander pardon pour l'indépendance et de convenir, tête basse et mains derrière le dos, que le FLN a imposé l'indépendance en terrorisant une population qui n'en voulait pas tant elle était satisfaite de l'ordre colonial (!). Voici ces élites obligées d'admettre que les choses auraient pu être différentes, que Bugeaud pourrait avoir encore sa statue à Alger, que l'incendie de la bibliothèque universitaire d'Alger par l'OAS était compréhensible et, plus que tout, les voici appelées à proclamer sur la place publique des relations franco-algériens, que l'indépendance n'a finalement servi à rien.

Il est vain de faire l'élégie d'un pays virtuel. Cette Algérie qu'il nous arrive tous de pleurer pour l'avoir tant rêvée, ne pouvait naître et exister aussi vite. Parce que telle est l'Histoire des peuples et des nations, la démocratie et la liberté sont un long combat, tortueux et quotidien. Il ne s'agit donc pas de sacraliser juillet 1962 mais d'en faire un moment à part et respecté. Faisons un pas de côté et respirons un peu. Prenons une pause dans l'expression continue de la désespérance et du ressentiment nationaux. Ce sera une manière comme une autre de crier « vive l'indépendance algérienne !» à l'heure où notre amertume et les errements coupables d'un système qui ne lâche rien donnent raison à ceux qui hurlent encore - ou de nouveau, et de plus belle - «vive l'Algérie française ! ».

(*) Sur la notion de haine de soi et des dégâts qu'elle inflige à la société algérienne, dirigeants compris, il faut lire La Martingale algérienne (éditions Barzakh) d'Abderrahmane Hadj Nacer.