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Usure

par Jean François Debargue

Comme un prisonnier sorti en promenade, le vent tourne comme un fou dans le claquement des toiles de tente et des petites portes tôlées des maisons de terre.

J'ai scruté cette mer résignée, ses vagues absentes que l'obstination du vent imagine. J'ai vu ses nomades échoués buvant l'eau salée d'un océan disparu et offrant le thé sucré, dans l'hospitalité d'une terre provisoire étrangère.

Les gens d'ici sont rongés par le temps, le vent, l'aridité et occasionnellement meurent de maladies chroniques, de cancers ou de diarrhées. Tout ce qui fait leur quotidien participe au festin, l'eau, le sel, le soleil, la fadeur de l'ennui. Leur peau se dessèche, se craquelle, se fendille, comme blanchissent leurs os à l'orée d'un devenir de poussière, mêlé de sable. Ils supportent dans l'économie de leur vie cette traversée immobile du désert. Caravane arrêtée dans ces oueds que la pluie oublie depuis des siècles, parce que le monde les ignore depuis presque quatre décennies.

Le monde les a oubliés, mais eux n'ignorent rien du monde !

Les Sahraouis survivent dans des tentes ou des maisons de sable, haltes provisoires devenues pays. Survivre grâce à cet équilibre si complexe qui leur permet de tenir l'intenable, de résister envers et contre tout. C'est celui qu'ont les nomades, à gérer les paradoxes, accepter les compromis, être opportunistes pour survivre tout en ne sacrifiant pas et en renforçant dans le même temps leurs valeurs essentielles.

Comme quelques autres, je ne suis pas venu pour aider ce peuple à mourir dans de meilleures conditions, mais aider à mettre en place autre chose que de l'assistance éternellement reconduite.

J'ai fini par comprendre que l'Onu gèle la situation plutôt que de la résoudre, que les autorités sahraouies préfèrent de loin les solutions d'urgence reconduites s'accommodant mieux d'un hypothétique retour au pays que des projets pérennes les engageant dans l'acceptation d'une forme de sédentarisation fataliste, qu'une majorité d'ONGs justifiaient ici leur existence sans réelles obligations de résultats. Ajoutez à ce mélange des négociations informelles préalablement vouées à l'échec et le résultat de ce jeu de rôles aboutit à l'enlisement dans l'oubli, à la mort déjà en cours d'une génération porteuse de mémoire, puis à celle programmée de deux autres générations pourtant alphabétisées et formées pour diriger leur pays aujourd'hui pillé. Il est temps que tous ces efforts consentis aboutissent plutôt que de les voir éclater comme les pierres de la Hamada.

Depuis l'enlèvement des 3 humanitaires de Rabouni et le retrait en cours d'une grande partie d'ONGs, notamment espagnoles en raison de la crise, l'aide baisse et les conditions de vie useront d'avantage la résistance physique et morale des familles sahraouies.

La remise en cause par le Maroc des négociations menées par l'émissaire de l'ONU, qui avait osé dénoncer les malversations chérifiennes, est aussi perçue comme un pas de plus vers le silence et l'oubli.

Et si finalement la solution était là, naissant paradoxalement du cumul de ces absences d'aides et de négociations, obligeant les Sahraouis à dépendre d'eux-mêmes plus que d'une aide internationale qui conforte et excuse si maladroitement l'absence de courage et de solution politique depuis tant d'années. Les autorités sahraouies finiraient elles par conclure enfin, malgré les démonstrations brillantes de leur juste cause, que le temps profite au Maroc et non pas aux Sahraouis, comme elles se plaisent à le répéter!

A force « d'affiner ses moyens et ses méthodes de résistances », le fil des meilleurs aciers s'usent sur la meule qui les aiguise. Nous sommes plusieurs à noter, chacun lors de nos missions, des changements perceptibles de santé, de comportements psychologiques, de choix de vie qui confirment cet axiome !

L'attente d'une reconnaissance posthume de leur combat serait un crime contre l'humanité. Il est temps de tourner la page d'un immobilisme qui fait le jeu de tous sauf d'un peuple pris en otage et qui malgré son exceptionnelle endurance se meurt d'usure. On ne saurait accuser le vent et l'aridité du désert d'en être seuls responsables.