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LA CLASSE-TAMPON

par El Yazid Dib

« La société étant divisée par tranches comme un bambou, la grande affaire d’un homme est de monter dans la classe supérieure à la sienne et tout l’effort de cette classe est de l’empêcher de monter ».Stendhal

La présente chronique n’a rien de politique. Elle l’effleure pourtant. Elle se veut une explication résiduelle d’un constat aux limites strictement sociologiques. Il n’y aura pas de révolution à faire par le peuple. Ce dernier n’existe plus en tant que masse homogène, dense et sociétaire. Emietté par la vie et l’aléa, il est poussé à se ranger rapidement dans les trois positions que lui a offertes depuis peu l’organisation sociopolitique nationale. La lutte des classes n’est maintenant qu’une vague histoire de théorie. D’habitude et à travers les annales de la chronologie c’est au peuple que revient la foi génésiaque à toute révolution. Le changement dans sa décantation de soulèvement ne saura en ces jours parvenir des profondeurs du peuple. Comme l’histoire, parfois l’actualité est plus têtue et ne se désabuse de rien en voulant se faire vivre dans un dénuement total. L’émeute est comme un vent sournois. Il va dans toutes les directions. Fou et affolé, il est là pour détruire, mais aussi pour mûrir la moisson. Le cyclone, phénomène naturel est aussi un dérèglement volontaire ou involontaire de la nature. Un caprice qui coûte cher. Les députés élus fraichement ne vont pas causer des nausées au pouvoir. Ils se limiteront le temps d’un apprentissage de goûter aux mets de la pêcherie, d’affuter un peu leur nœud de cravates et surtout développer leurs espoirs résidentiels. Et s’ils décidaient à l’unanimité en première plénière l’abandon de leur pécule ? Ils auront au moins ainsi acheté un silence de classe et dissipé un sentiment national défavorable. Cette décision de renoncer à ces sommes faramineuses aura l’effet d’une gratitude à rendre en hommage à l’électeur dégourdi les plébiscitant mais aussi à ceux qui n’ont pu mettre leurs voix dans la transparence des urnes à moitié muettes.

Ce vent d’inquiétude sociale semblerait, à le voir dans les yeux des gens ou dans leur lourd quotidien, qu’une certaine densité de soucis surplombe le pays. Tout est en marche au même moment où tout s’arrête de fonctionner normalement. L’assemblée nationale est élue mais ne peut fonctionner légitimement selon les frondeurs. La vertu s’évertue publiquement à venir se compartimenter aisément et sans truc de conscience au sein même de nos méninges. Boites à conserver les contrariétés et les joies, les intrigues et les coups bas ; les cœurs n’ont plus de fibres sensibles. Ils domestiquent l’ennui journalier comme la mauvaise méthode asservit l’initiative et la bonne intuition. Nous sommes dans l’estomac d’un cycle déréglé. Il nous suffit en somme de bien regarder l’état économique de nos différentes classes sociales, de visionner lentement le planning politique de nos dirigeants et d’écouter régulièrement les râlements de nos cadres ; pour qu’on puisse se dire en face et avec courage des vérités pas bonnes d’être des vérités à dire.

 Que resterait-il à la politique si elle ne pouvait s’exercer que dans une obéissance virginale au son d’une cadence avilissante?

 La mutation de l’exercice politique d’un salon ténébreux vers un studio éclairé, ramènerait toutefois quelques brins de lueurs. Les élections récentes ont fait jaser plus d’un, sauf ceux à qui la puissance du voltage électoral a tenu à redorer un blason en haillons, terni et essoufflé. La première classe quelle que soit sa nature, ne peut à elle seule et en totale exclusivité pérenniser l’acte de gestion. Elle a besoin, si ceci n’existe pas, de créer des supports de puissance. C’est autour de certains centres chef-employeurs que gravite l’appât du gain. Il n’y a pas une force administrative voire politique sans que derrière ne subsiste une force mercantile et florissante. Des ordonnateurs primaires ou secondaires, gouverneurs ou récents proconsuls, provenant de la classe moyenne transgressent l’éthique originale pour se complaire le temps du mandat dans les villégiatures fonctionnelles qui par définition ne sont pas les leurs. Ils s’amarrent oreilles pendues et en toute ouïe aux voix des décibels enivrants de la facilité et de l’acquisition débonnaire. L’obséquiosité est vite transposée en un respect mutuel voire même en une reconnaissance pour service livré. La générosité, en offrande et libéralités accessoires s’octroient comme çà, se forcent-ils à se convaincre, par mirage professionnel. Une fois out la classe, ils craignent la classe et toutes les classes.

Déambuler dans les artères huppées du grand Alger, ou se pavaner l’instant d’une curiosité dans les lotissements élevés dans les régions lucratives du pays, permet à l’esprit imbu de socialisme et trahi aux chartes marxistes rédigées jadis, de dire que le monde s’est fait dans un autre monde. Il persiste davantage à se faire dans un monde plus cruel et plus rapace. Ce qui était hier un terrain vague est maintenant une grosse enseigne lumineuse, une marque étrangère, des locaux féconds et trop signalés. Il suffit d’une réserve foncière, d’une agence de même type, d’une officine notariale pour que l’aisance budgétaire éclipse la moisissure de la classe pauvre et démunie qui vous a vu naitre. Dans ces hauteurs le mètre carré se voit à chaque mercuriale pousser des moustaches. Le pouvoir n’a pas besoin de cliniques mais de leurs propriétaires, pris pour des pourvoyeurs de frais de séjour ailleurs. Sa santé à lui n’est pas gratuite au sens hospitalier et public de l’admission. Elle se soigne en extra-territorialité.

La fortune est passée par l’indigence pour se rendre visible et visqueuse à l’œil du jour. Les hasards nantis et les aubaines chanceuses se font ici, mais se conçoivent ailleurs, dans les profondeurs des contrées lointaines. Les banques ne sont pas toutes à l’identique du traitement et des concessions des avantages et privilèges boursiers. On ramasse ici, on dépense ailleurs. Les classes crient leur existence et s’accrochent comme une lumière aux yeux des non-voyants. Elles sont une exposition étalée recto-verso à tous les passants. L’épanouissement parait s’accomplir à la portée du moins grand nombre. L’audace assistée allait dans la complaisance des interstices réglementaires perpétrer sa percée dans la virginité libérale que l’on faisait subitement désirer par un pays non encore prêt à la donner. L’ouverture économique ne s’est faite qu’à l’égard d’une rondelle sociale préparée au préalable à la prise de décision exerçant ainsi une pression dynamique sur l’ensemble des segments composant la pyramide nationale.

 Ceci s’est fait également dans un tournant favorisé par une conjoncture minée par l’imposture de nouveaux réseaux fichés sournoisement dans le circuit public, qui au détour procréait un secteur libre et personnel. La situation cuirassait la roublardise et excitait la fourberie pour prendre place aux premières loges des premiers à s’asseoir dans les sièges commodes de la facilité financière. La sincérité quant à elle, s’est abstenue de faire résurgence. Car elle ne se reconnait plus dans le talent ni dans la distinction. Elle est cette denrée rare, qui hagarde, se mesure à la petitesse des gens qui encore la gardent vaillamment à leurs dépens. Des gens pourvus que d’une audace seront les premiers à servir et se servir de la rente et se feront obligeamment élire parmi l’aréopage censé guider le devenir. Mais au fait quelle est la stratification qui tisse le canevas social algérien ?

 Par ailleurs s’aventurer dans les allées qui n’existent pas mais s’imaginent se poursuivre dans les favelas, ces baraques à construction illicite ou ces terrains encore plus nus que l’infortune des gens qui les rend en cité maladroite et ghettoïsée ne convainc personne sur l’angélisme égalitaire claironné à coup de satrape et de programmes dit RHP. Cette foule qui y vit, classe innommable, malencontreuse arrive quand bien même à constituer un bon plan de charge pour les voraces appendices avoisinant la première. Ils y trouvent un excellent moyen de recyclage et un filtre de traitement légalisé des marchés publics et autres bons de dépenses du trésor. Ici la boue est un luxe quand l’hiver est sec. La chaleur une ambiance quand l’été s’absente et fait la saison buissonnière. Ici dans ces villes adultérines, l’urbanisme est une autre loi de complaisance et de complicité. L’eau comme l’électricité forment un acte probant de bonne propriété. Le fait accompli imposé par une agglomération sans nom ni identifiant s’est accumulé au fil des misères alternatives et s’offre comme un plan de régularisation qu’une loi de 2008 en vient pour confirmer la naissance non déclarée. Ces crèches mal futées reçoivent à la pénombre la lassitude des bras et des muscles qui le jour, pour quelques dinars troués se dépensent dans l’indifférence des villes pour finir par marbre, dalles de sol et jacuzzi l’opulence de ceux qui se croient être de la première classe.

Quant à la classe la plus utile pour les deux (celle disons première qui semble assurer les commandes de direction et l’autre qui reçoit par son intermédiaire les recommandations des commandes) elle est comme un tampon. Une espèce de bouclier séparant les deux. Un cloisonnement thermique et sonore. Les sociologues la qualifient de classe moyenne sans pour autant lui attribuer la quintessence morale et l’esprit petit-bourgeois qui sont censés l’animer tel que fut le cas vers la fin du siècle dernier. Cette frange qui, ayant reçu un minimum de confort social se sent fortement concernée par le maintien de l’ordre établi.

A sa charge, cet agencement sociétal se pratique par elle et non pour elle. Elle en tire certes des dividendes, un peu d’apparat et point final. Pas d’opportunités de pouvoir gagner du terrain sur la parcelle de sa marraine. Comme elle refuse à son tour de se voir faire grignoter son espace par des ratatouilles. Pense-t-elle. Bien lotie dans sa tête de large fonctionnariat, de commerçants débutants, de nouveaux portefeuilles, elle fait à son tour graviter à ses alentours pour les mieux «pignonnés», des sous-traitants du deuxième cercle de la première classe.
Ainsi se constitue un conglomérat d’intérêts intimes baignant dans une légalité à heurts mineurs. Un petit LSP, un lot marginal, une bagnole, un crédit de consommation, un emploi dit supérieur, un logement de fonction, une gratuité de frais, des gratifications en nature, que demander au bon Dieu, pour quelqu’un qui ne rêvait que de survivance ? Ce conditionnement matériel va se cristalliser dans une métamorphose inespérée et qui arrive en bout de chaine à bloquer toute idée réflexive à la précarité mentale vécue et obstruer tout canal vers la prise de conscience.

Au moment où le pivot de toute politique se basait sur cette notion chimérique en fait, mais qui taraude toujours la nature humaine qu’est la lutte des classes, les gens vivent éternellement dans l’espoir d’être muté d’une classe à une autre. Cette transhumance humaine dénie le droit à la divergence et renie l’inégalité catégorielle. De quelle lutte s’agit-il pour cette classe qui se trouve hors jeu ? Si lutte existe, elle ne peut s’exécuter que dans les propres entrailles d’une même classe. La bataille qui ronge la base est plus atroce que celle qui corrode les parois du sommet. Ici bas, on se blesse, on se pique, on se lèse. Là haut, on meurt.