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Paradoxes d'un scrutin

par Abed Charef

C'est le scrutin des paradoxes. Alors que jamais pareilles conditions n'ont été réunies depuis deux décennies pour organiser des élections crédibles, l'Algérie s'apprête à vivre un scrutin inutile.

Jeudi 10 mai 2012, a lieu en Algérie une des élections les plus ambiguës depuis la brèche démocratique de la fin des années 1980. C'est en effet une élection ouverte, avec un nombre incalculable de candidatures. A l'exception des anciens du FIS et des groupes armés, la compétition est ouverte à tous les courants politiques. Le ministère de l'Intérieur a même fait preuve d'une générosité exceptionnelle, permettant la légalisation d'une trentaine de partis en un mois, lui qui n'avait agréé aucun parti en treize ans de pouvoir de M. Abdelaziz Bouteflika.

Il très peu probable que l'opération donne lieu à un bourrage des urnes le jour du vote. Les choses sont organisées de manière telle que sur le plan technique, le vote aura lieu sans anicroche ni incident majeur. Durant la campagne électorale elle-même, la répartition des espaces d'affichage s'est faite selon une stricte égalité. Dans les médias publics, il y a eu un tel souci d'observer une vraie égalité que certains candidats n'ont pas été en mesure de réaliser les enregistrements audio ou vidéo qui leur étaient réservés.

Pour une fois, la présence d'observateurs internationaux paraît superflue. Ceux de l'Union européenne vont témoigner de la régularité du scrutin, et ceux de la Ligue arabe et de l'Union africaine joueront le rôle traditionnel de faux témoins, avant de faire un rapport à leur hiérarchie respective. Mais il est certain que personne ne trouvera à redire quant à la neutralité de l'administration et à l'impartialité des organisateurs du scrutin.

Autre fait majeur: pour la première fois depuis très longtemps, l'élection se déroulera sans le poids excessif de la violence et de l'islamisme radical. Le terrorisme est désormais contenu, et ne peut influer de manière décisive sur le résultat du vote. L'islamisme radical a reflué de manière significative, et ne pèse plus de manière étouffante sur la vie politique du pays. Ali Belhadj a été réduit au rang de petit agitateur sans influence particulière, et presque plus personne n'écoute ce que dit Abassi Madani.

On peut encore citer d'autres aspects liés à l'élection, comme la suppression de ces commissions électorales qui avaient transformé les élections algériennes en une opération très lucrative. La multiplication du nombre de partis a également empêché certains «hommes politiques», qui disposaient d'un parti agréé, de monnayer l'étiquette de leur parti auprès des candidats. Autant de mesures qui ont finalement plaidé pour la participation d'un parti comme le FFS, pourtant beaucoup plus habitué au boycott.

Mais tout ceci, cité à l'actif du scrutin, ne peut effacer le reste, tout le reste. Et en premier lieu, le fait que ce scrutin consacre une décennie d'absence de vie politique, de non-débat. Jusque-là, les partis, à l'exception de ceux de l'Alliance présidentielle, étaient interdits d'exister, de manifester, de passer à la radio ou à la télévision, d'organiser des marches ou des manifestations. Ce n'est pas en leur ouvrant les salles des fêtes pendant deux semaines que le pays pourra rattraper une décennie de désert politique.

Ce verrouillage du débat se paie cash. Il s'est d'ores et déjà traduit par une indigence inquiétante du discours politique et économique lors de la campagne électorale. Il se poursuivra lorsqu'on découvrira comment les futurs députés perçoivent l'Assemblée nationale: nombre de candidats n'ont pas d'idée précise de ce qu'est un mandat national, et de ce qu'il est possible d'en faire.

Le contenu même de l'élection s'en trouve transformé. On n'est plus face au choix d'une Assemblée dont le rôle est de voter les lois qui doivent construire l'avenir du pays. On va simplement choisir des personnes qui vont faire de la représentation locale dans une grande ville. Car peu de candidats sont porteurs de projets politiques, la plupart étant de simples clients de l'administration locale qui souhaitent, d'une manière ou d'une autre, gravir un échelon.

Mais ce qui gêne le plus, c'est que cette élection est inutile; elle est même régressive. Elle est inutile car l'Assemblée qui en sortira n'aura pas de pouvoir. Ni pour désigner le chef du gouvernement, ni pour éventuellement refuser son programme, ni pour débattre des grands enjeux auxquels le pays doit faire face. Ce sera une simple chambre d'enregistrement, alors que le pays a précisément besoin de construire des institutions fiables, capables de donner un contenu au pouvoir et aux contre-pouvoirs.

L'élection est régressive car elle consacre, et accentue, un recul des pratiques démocratiques inquiétant. Cette tendance à tirer la vie politique vers le bas se confirme alors que les espaces de liberté sont apparemment plus nombreux, la violence moins présente, et les moyens de s'organiser nettement plus disponibles. Et c'est donc dans une conjoncture en théorie très favorable que se déroule une élection dont l'un des principaux résultats sera précisément de discréditer davantage l'action politique.

C'est tout le paradoxe du 10 mai. Aucune vedette de la musique, aucune star du football, aucun prêche excommuniant les non-votants, ni aucun discours n'y changera rien: aller aux élections donne l'impression qu'on avance pour cautionner le recul qui va suivre. Mais ne pas y aller, c'est prendre le risque de la stagnation, en sachant qu'il n'y a rien de pire que le statu quo et l'immobilisme.