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La politique budgétaire et la rente

par Farouk Nemouchi*

Grâce à la forte hausse du prix des hydrocarbures depuis 1999, le gouvernement algérien a engagé un vaste programme de dépenses publiques dans la perspective d'assurer la croissance économique. Sur la période 2004-2010 les dépenses budgétaires ont augmenté de 138,50% ; la hausse des dépenses d'équipement est de 185,5% alors que pour les dépenses courantes, elle est de 114,5%.

Ces dépenses ont-elles agi positivement sur l'activité économique ? Comment sont-elles financées ? Quelles sont leurs conséquences sur les équilibres macro-économiques ? Comment gérer les recettes budgétaires d'origine pétrolière ? Ces quatre questions offrent l'occasion pour l'ouverture d'un large débat sur la place des hydrocarbures dans la politique nationale de développement et la situation économique présente et future de l'économie algérienne.

De nombreuses approches économiques soutiennent l'idée selon laquelle l'investissement de l'Etat stimule la croissance économique car il entraîne l'accroissement de la demande et produit des externalités positives en faveur des entreprises. Les données statistiques, les études réalisées par les institutions internationales et de nombreux experts aboutissent à un même constat : l'économie algérienne n'a pas tiré profit de la forte hausse des dépenses en capital puisque le taux de croissance moyen annuel du PIB réel sur la période 2006-2010 est de l'ordre de 2,62 %. C'est une faible performance comparativement à la période 1999-2005 ou l'on a enregistré un taux de croissance de 4,3%.    Dans une étude publiée en 2005 la banque mondiale prévoyait que le programme de relance économique entraînerait un accroissement de 1 % en moyenne par an du PIB et selon une analyse du FMI il existe une corrélation négative entre la productivité totale des facteurs d'une part et le montant de la dépense publique d'autre part.

Cette appréciation est également vraie pour les dépenses de fonctionnement dont l'augmentation de ses deux composantes principales, les salaires et les transferts sociaux, depuis 2008 n'a pas bénéficié aux entreprises algériennes.

Ces dernières n'ont pas saisi cette opportunité pour développer leur offre de biens et services. Ce sont surtout les firmes étrangères qui en ont le plus profité et cela a débouché évidemment à une importante évolution des importations.

1. Le financement des dépenses budgétaires en Algérie est largement tributaire des recettes pétrolières qui ont atteint en moyenne 72,7% des recettes budgétaires totales sur la période 2006-2010. Il faut préciser un point très important relatif à la méthode de calcul de la fiscalité pétrolière dans le cadre de l'établissement des lois de finances depuis 2006. En 2000 l'Etat a crée un fonds d épargne appelé le fonds de régulation des recettes pétrolières (FRR) pour épargner l'excédent de recettes au delà d'un prix de référence fixé à 19 dollars. Depuis 2006 la fiscalité pétrolière c'est à dire la partie des recettes pétrolières budgétisée est calculé sur la base de 37 dollars le baril. Pour financer l'écart important entre le montant des recettes et le niveau des dépenses budgétaires globales, le gouvernement utilise les ressources accumulées dans le FRR. Ces sommes prélevées ne sont pas budgétisées et ne font donc pas partie de la fiscalité pétrolière. Le recours à cet artifice donne trop de latitude au gouvernement pour fixer le montant des dépenses indépendamment de toute contrainte budgétaire et masque le fait que les recettes pétrolières mobilisées sont en réalité évaluées sur la base d'un prix qui est nettement supérieur au prix de référence retenu par la loi de finance c'est-à-dire 37 dollars le baril. Ce prix demeure théorique car le prix du baril qui équilibre le budget est beaucoup plus élevé. Le recours à cette pratique soulève une interrogation fondamentale. Existe-t-il un mécanisme juridique qui autorise le gouvernement à utiliser les ressources du fonds de régulation pour financer le déficit budgétaire. La question a été tranchée par la loi de finance complémentaire 2006 puisqu'elle autorise le financement du déficit du Trésor en utilisant un compte d'affectation spéciale. Il est quand même surprenant de constater que cette question d'ordre stratégique soit traitée par une loi adoptée sous forme d'ordonnance c'est-à-dire sans débat.

Le pétrole et le gaz sont une richesse épuisable qui se trouve dans le sous-sol du pays et de ce fait ils sont la propriété des générations présentes et futures. Par conséquent nul n'a le droit de l'exploiter et d'utiliser ses revenus comme bon lui semble. L'argent du pétrole en devises ou en dinars n'est pas une richesse en soi ; c'est un moyen de financement qui doit être affecté à des secteurs qui concourent à la prospérité économique et sociale : éducation, santé, projets économiques qui participent à la diversification des recettes d'exportation. Grâce à une telle politique les dirigeants préserveront les intérêts des générations futures. Si en revanche cette richesse finance des réalisations qui ne dégagent aucune valeur ajoutée et ne participe pas à la satisfaction des besoins de la société alors il faut méditer sur le sort des algériens lorsque les réserves en hydrocarbures de l'Algérie seront épuisées à l'horizon 2030 ou 2040. Dans une étude consacrée à l'Algérie le FMI a établi deux scénarios à l'horizon 2016 : l'un optimiste basé sur un prix du baril à 100 dollars et le second pessimiste sur un prix de 70 dollars. Dans ce dernier cas le montant des ressources accumulées dans le FRR qui représentait 40% du PIB en 2010 baisserait à 4% du PIB en 2016. Que se passerait-il si l'on ajoute un troisième scénario « catastrophe » avec un prix du baril à moins de 70 dollars le baril. Les algériens peuvent-ils supporter un nouveau programme d'ajustement structurel et revivre les moments douloureux survenus à la fin de la décennie 80 ? Le passage du laxisme budgétaire à la rigueur budgétaire a des conséquences économiques, sociales et politiques qui peuvent conduire à des situations incontrôlables.

2. La politique économique fondée sur la dépense budgétaire perturbe fortement les équilibres macroéconomiques.

- L'une des plus grandes faiblesses de l'économie algérienne est le niveau de son déficit budgétaire exprimé par rapport au produit intérieur brut hors hydrocarbures qui demeure très élevé puisque en 2010, il est de l'ordre de 40% après avoir atteint un pic de 53,2% en 2008.

-L'accroissement de la dépense publique ne tient pas compte des capacités d'absorption de l'économie nationale, ce qui donne lieu à des écarts entre les dépenses budgétaires prévues et les crédits consommés effectivement. La banque d'Algérie indique que le taux de réalisation des dépenses budgétaires prévues dans le cadre de la loi de finances complémentaire pour 2011 a atteint 49,5 % au mois de septembre de la même année L'écart est encore plus important pour les dépenses d'équipement qui sont exécutées à hauteur de 34,2 %.

La faiblesse du taux d'exécution des dépenses d'investissement conduit à privilégier la consommation de crédits comme critère de performance. Cela nuit aux projets en termes d'efficacité et d'efficience et alimente les sources de la corruption.

-La diminution de la fiscalité ordinaire dans le financement des dépenses courantes comporte d'énormes risques pour l'équilibre économique et social. Au second semestre 2011 le taux de couverture des dépenses de fonctionnement par les recettes hors hydrocarbures, selon les prévisions de clôture passe de 55 % en 2010 à 46,5 % à décembre 2011. C'est une tendance hasardeuse car la prise en charge des dépenses courantes est de plus en plus assurée par les recettes pétrolières qui sont très volatiles.

-La diffusion de la rente pétrolière et gazière par le biais de la dépense publique entraîne l'augmentation de la masse monétaire (M2). Après une baisse brutale en 2009 (3,12%) elle s'est accrue de 13,8 % en 2010 et 19,47 % en 2011. Cette évolution laisse présager une inflation plus importante avec comme conséquence majeure une perte de pouvoir d'achat des revenus.

Entre 2008 et 2011 le pouvoir d'achat calculé à partir des données de l'office national des statistiques s'est déprécié de 14,86 %. La hausse des prix entraine l'appréciation du taux de change réel, porte préjudice à la compétitivité des biens produits localement et favorise les importations. 

3. Les vulnérabilités de l'économie rentière sont une grave menace pour l'avenir économique du pays. C'est une source de grande instabilité et par conséquent il y a un énorme défi à relever dans l'urgence. Un large débat s'impose et l'une des priorités économiques de la prochaine assemblée nationale est de réfléchir sur un dispositif législatif qui protège les ressources en hydrocarbures à la fois en termes d'exploitation mais aussi en termes d'utilisation des revenus qu'elles procurent. A cet effet il faut étudier la possibilité de l'établissement de règles budgétaires qui impose une gestion rigoureuse de la rente pétrolière en éliminant progressivement les effets pervers provoqués par une politique de dépenses publiques fortement corrélée à un marché pétrolier imprévisible et fondée sur une ressource qui et appelée à se dissiper. L'instauration de règles budgétaires relatives à l'utilisation des revenus du pétrole adoptées par le parlement contribue à rationnaliser les dépenses budgétaires et créer de meilleures conditions pour une croissance économiques moins dépendante de l'industrie extractive. Pour y parvenir il pourrait être envisagé ;

-La budgétisation de la totalité des recettes pétrolières mobilisées pour le financement des dépenses publiques. Cela signifie que le prix de référence du prix du baril qui constitue la base de calcul de la fiscalité pétrolière ne sera plus théorique et doit être indiqué en toute transparence dans les projets de lois de finances.

-Le plafonnement des recettes pétrolières utilisées pour le financement des dépenses publiques en tentant compte de trois contraintes : la préservation des ressources en pétrole et en gaz ? la capacité d'absorption de l'économie nationale - le respect d'un seuil en matière de déficit budgétaire en fonction du produit intérieur brut hors hydrocarbures - la réduction au maximum du financement des dépenses courantes par la fiscalité pétrolière.

-L'affectation des revenus du pétrole et du gaz à des projets qui concourent directement ou indirectement à la croissance économique et participent à la diversification des rentrées en devises.

En conclusion il serait illusoire de croire que pour libérer l'économie du pays du joug de la rente il suffit de traiter les aspects économiques et financiers et occulter la dimension politique.

L'expérience montre que dans ce type d'économie il se forme des oligarchies rentières qui s'accommode du statuquo politique et de l'immobilisme économique. La force d'attraction crée par le besoin d'accéder au pouvoir est directement proportionnelle au poids de la rente dans le produit intérieur brut et inversement proportionnelle au degré d'approfondissement démocratique. Partant de cet énoncé il apparait que lorsqu'une économie est dominée par la rente on assiste à un rétrécissement des libertés. Il faut rappeler à ce propos que le pluralisme politique est intervenu en 1988 c'est à dire à un moment ou le pays a enregistré un effondrement de ses recettes pétrolières.

L'économie de rente devient un frein à l'émancipation de la démocratie et des libertés fondamentales car le pouvoir est perçu exclusivement comme une source d'enrichissement et de privilèges. Cinquante ans après son indépendance les dirigeants algériens n'ont pas réussi à libérer l'économie nationale de la dépendance énergétique. Si rien n'est entrepris actuellement alors il faudra s'interroger sur le legs qui sera laissé aux générations futures durant les prochaines cinquante années car fort probablement elles n'auront plus le privilège du bénéfice de la rente.

*Universitaire