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Icônes d'Algérie

par Abed Charef

L'Algérie doit protéger ses monuments et ses symboles. Ne plus permettre que des icônes, comme Zohra Drif, soit mises en accusation par des criminels et des colons.

Zohra Drif n'est pas seulement une sénatrice. C'est une icône. Un symbole. Une de ces personnes dont on croise le nom dans les livres d'histoire, et qu'on est tout surpris quand, à la faveur d'un évènement quelconque, on découvre qu'elle est là, en chair et en os. On s'adresse à elle comme on s'adresse à l'héroïne d'un film ou d'un roman : on ne sait pas trouver le ton juste, ni les bonnes formules.

A 74 ans, cette dame, qui fut belle, courageuse, engagée, et qui voulut être libre dans son pays, garde toujours cette auréole qui entoure les femmes de sa stature. Elle symbolise un combat, un moment de l'histoire, une cause. Et son nom déborde, pour englober des idées, des concepts, des causes parfois inattendues. Elle est la liberté, la solidarité, le sacrifice, le don de soi.

On ne sait, au bout du compte, si c'est elle qui a habité son combat, ou si c'est son combat qui l'a habitée. Son nom et son combat ne font qu'un. Elle est Zohra Drif, mais elle aurait été Djamila Bouhired, rien n'aurait changé. Ces femmes ont forcé le destin, et l'Histoire les a adoptées. Elles font partie des monuments d'un pays, des monuments qu'il faut protéger contre l'usure du temps.

Et le temps est, précisément, à un révisionnisme dévastateur, un révisionnisme qui pousse une dame de cette stature à se retrouver face à des petits colons au discours intolérable. Invitée à parler de la guerre de libération, en commémoration du cinquantième anniversaire de l'indépendance, Zohra Drif a été confrontée à des gens qui déplorent que cette dame ait fait ce qu'elle a fait. Elle s'est battue « pour une cause qu'elle considère encore aujourd'hui comme juste. Elle va jusqu'à poser une bombe dans un bar fréquenté par les pieds-Noirs. Et tue », déplorent ses interlocuteurs.

Oui, elle tue. Parce que dans une guerre, faut-il le rappeler, on tue. On tue pour se libérer, pour défendre sa dignité, sa terre, son pays. Ou pour opprimer un peuple, pour maintenir les victimes dans l'esclavage, pour maintenir sa domination. Pour détruire un ordre colonial ou pour le préserver. Là est la différence.

Zohra Drif assume évidemment son combat. Il ne s'agit pas de « confrontations personnelles », mais une guerre entre deux systèmes, l'un qui veut libérer un pays, l'autre qui veut le maintenir asservi. Mais ceux qui l'ont invitée à débattre déplorent qu'elle « demeure d'une froideur déconcertante ». Parce que ces nouveaux colons veulent des excuses. Ils demandent à Zohra Drif de s'excuser auprès de ses victimes. Lors d'un débat organisé à Marseille, ils déplorent que le public soit dans « l'attente d'excuses qui ne viendront jamais ». Et, au final, le site d'un célèbre magazine nous raconte que quand Zohra Drif a été interpellée par une personne blessée dans un attentat, elle « a détourné la tête pour ne pas avoir à croiser son regard ». C'est que la grande dame aurait honte de son geste, peut-être.

De tels propos sont dans la ligne de la loi du 23 février 2005, la fameuse loi votée sous jacques Chirac, et qui mettait en avant les aspects positifs de la colonisation. Quand cette loi avait été adoptée, divers prétextes avaient avancés pour expliquer la bavure. On avait parlé d'un lobby électoral, d'une loi sans importance adoptée par « inadvertance », d'un manque de vigilance de la part du gouvernement français, etc.

Mais ce qui se dit aujourd'hui par une partie des hommes politiques et des intellectuels français contredit ces explications. Car les faits sont là, têtus : la loi du 23 février avait été adoptée par l'assemblée Nationale, l'institution qui représente le mieux la France. Malgré la position tranchée de certains intellectuels français qui en ont dénoncé le contenu, le contenu de cette loi reflète une pensée largement répandue en France, et qui s'exprime de plus en plus ouvertement, y compris chez des gens qui n'ont pas de rapport direct avec la guerre d'Algérie.

Où serait l'erreur, alors ? Elle est peut-être côté algérien : Zohra Drif, Djamila Bouhired et les autres n'ont pas à débattre avec des criminels, ni avec des révisionnistes et leurs héritiers. Un demi-siècle après l'indépendance, elles n'ont pas à supporter un public de colons, ni des intellectuels qui dénient au plus faible le droit de se défendre. C'est d'autant plus inadmissible qu'aucun tortionnaire n'a été jugé pour crime de guerre ou crime contre l'humanité, alors qu'il était si facile de les confondre.

En cette année du 50ème anniversaire de l'indépendance, ces monuments de l'histoire du pays seront fortement sollicités. Et ça commence plutôt mal, car des maladresses ont amené ces icônes à s'exprimer devant un public qui leur demande de s'excuser. Pas moins. Mohamed Harbi, rappelons-le, a été confronté à un débatteur qui lui a reproché d'avoir introduit le terrorisme en France durant la guerre de libération.

Cette conjoncture délicate implique une protection particulière pour ces icônes, d'autant plus que nombre d'entre elles sont atteintes par l'âge. Leur expression ne doit plus être laissée à la portée de journaux approximatifs, de propagandistes soucieux d'imposer des idées révisionnistes, ni même de ces « amis » qui insistent sur ce que nous avons fait de notre indépendance.