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Un bilan d'échec de l'architecture et de l'urbanisme algériens

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

Durant la longue période coloniale, de nombreuses villes algériennes comptaient parmi les plus belles dans le monde ; elles suscitaient chez les spécialistes un intérêt particulier. Elles bénéficiaient des idées et des projets des meilleurs architectes et paysagistes de l'époque, mais aussi de l'engagement sincère des maîtres d'ouvrage des secteurs publics et privés.

A Alger, Jean-Jacques Deluz fut un témoin privilégié de cette fin d'époque durant laquelle les dessins sous forme de silhouettes capturaient les lignes quintessentielles des sites. Les vues, l'orientation, la géométrisation équilibrée et respectueuse de l'Espace, la conception recherchée selon les cultures des communautés, l'émerveillement devant le «folklore» selon le sens corbuséen du terme? sont tous des moyens qui concouraient à la formation du projet. La modernité ne prétextait pas l'appauvrissement des initiatives, la situation sociale et politique houleuse de l'époque n'empêchaient pas l'épanouissement des talentueux comme c'est le cas aujourd'hui.

Les grandes villes algériennes des trois dernières décennies de l'occupation étaient de plain-pied dans la modernité. Ceci étant dit, les critiques affirment à titre d'exemple que l'empreinte perretienne marque nos paysages urbains ; Oran d'ailleurs illustre fortement ces propos. La rue Khemisti (ex : Alsace-Loraine) comporte quelques exemples dont certains ont figuré dans le guide de Denis Grandet, auparavant enseignant d'architecture à Oran. Toutefois cette ville, autrefois exceptionnellement moderne, souffre actuellement comme pas possible du laisser-aller général, si bien que la ville basse languit devant le désintérêt constaté des autorités et l'étroitesse d'horizons de nos responsables. Le Corbusier se serait alors révolté contre nos décideurs qui ne semblent pas avoir de véritables visions pour nos villes, car très contradictoire selon Jean-Jacques Deluz, il s'est opposé au «génocide architectural» (Michel Ragon) des administrateurs français.

D'ailleurs, à en croire Jean-Jacques Deluz, Le Corbusier est parmi les premiers à avoir reconnu les richesses des architectures traditionnelles. La découverte d'Alger et du M'Zab lui a permis de prendre ses distances par rapport à la rue corridor des villes européennes. Il adhérait totalement aux idées progressistes des modernes des années 1920 dont il s'est fait le chantre. En même temps, il aimait la Casbah pour laquelle il a composé de très beaux poèmes. Entre industrialisation, sublimation et attachement à une morale de l'architecture, sa foi et sa sensibilité au beau, aux sites, aux paysages ont été pou lui une véritable source d'intuition.

Avec Le Corbusier, l'architecture et l'urbanisme se confondaient, il n'y avait pas de frontières. Le plan Obus est un geste magistral de l'architecte qui montre clairement selon de nombreux critiques son profil dogmatique et ses subtiles contradictions. Son expérience de la ville ressort que l'urbanisme est quasiment le prolongement naturel de l'architecture.

De nombreux disciples de Le Corbusier ont défilé en Algérie. Selon Jean-Jacques Deluz, leur œuvre n'a jamais atteint, cependant, la profondeur d'esprit du maître. Paradoxalement, à Nemours, Le Corbusier a dessiné ses unités d'habitation en ignorant le site et les tissus existants. «Ce projet médiocre illustre le coté dogmatique de Le Corbusier, notait Deluz, probablement banalisé par ses collaborateurs algériens, Emery en premier lieu, qui se conformaient à la doctrine en disciples inconditionnels.» D'autres architectes ont réduit les idées de Le Corbusier, comme c'est aussi le cas de celles de Frank Loyd Wright, à de rudimentaires questions de forme vide de sens. Ils ont dépouillé son idée visionnaire de machine à habiter en la déconnectant de cette recherche intense de l'espace utile ; de nombreux architectes semblent en avoir fourni la version la moins convaincante. Il en demeure que l'Algérie de l'époque était pour ces disciples : P. A. Emery, L. Miquel, P. Bourlier, J. Ferrer-Laloe, l'oranais M. J. Mauri, V. Bodiansky, Woods,? un véritable laboratoire d'expérimentation architecturale et de suggestions urbaines. Leurs œuvres sont nombreuses dans différentes villes d'Algérie, elles témoignent de leur talent incontestable à être attentifs aux paroles du maître et à leur désir de marquer à jamais les paysages par leur apport créatif. Ils ont contribué au renflouement de ce que j'appelle l'architecture thématique, c'est-à-dire celle qui se préoccupe de la conception autour d'un thème, comme la coursive, la cour, la technique de construction, le système de fenêtrage? ces éléments qui confèrent en partie au projet une cohérence et une clarté d'esprit.

Dans ce sens, il ne faut surtout pas perdre de vue qu'un projet est en soi une vue d'ensemble qui doit absolument tenir compte du rapport intérieur/extérieur, des ambiances et de ce qui échappe globalement à l'architecte : la culture de l'habitant. Nous disons cela à cause de notre inquiétude devant l'académisme aux relents intégristes de nos diplômés d'architecture, pas tous heureusement, mais de certains qui semblent vouloir canaliser la production architecturale dans la voie de la recette : formalisme et géométrisation, et qui se préoccupent très peu de l'habitant et de sa manière de vivre. Nous nous préoccupons d'autant plus du détournement de la pensée des maitres dans le sens où les architectes improvisés en continuateurs diminuent leurs œuvres à une question plutôt de forme et de technique, comme celui de l'usage des matériaux et de savoir-faire qu'ils n'arrivent pas généralement à s'expliquer. Rares sont ceux qui ont saisi la subtilité des savoir-faire et leur contribution dans la construction de l'être collectif et culturel des communautés, et j'allais dire dans le maintien de vie en communauté. Ils sont un liant qui prolonge la mémoire (de «la figuration» selon Paul Ricœur philosophe) dans la longue durée. La rupture remarquée au sein des communautés dites traditionnelles avec leurs savoir-faire les décivilise d'une certaine manière et les soumet comme nous l'observons au jour d'aujourd'hui aux contraintes et aux exigences supra culturelles des modernités dominantes. Ainsi donc elles ont tendance à passer du statut de communautés qui décidaient naturellement de leur sort à celui de communautés totalement dépendantes de savoirs qui les dépassent et ne répondent pas aux attentes directes de cet être qui leur est proprement interne. Il est sûr que le bilan de l'architecture et de l'urbanisme depuis l'indépendance, comparé à celui de la période coloniale, est totalement négatif. Il serait absurde, d'ailleurs, de l'angle du politiquement correct de prétendre le contraire. Le domaine de l'habitat souffre de faiblesses flagrantes, précisément d'incompréhensions évidentes des modernités défilantes de l'histoire du «siècle bref» et d'une absence totale de créativité. Nos villes devenues dortoirs affichent des paysages tristes ; entre promotion immobilière ensauvagée et bidonvilisation publiques et privées elles n'offrent pas du tout un cadre agréable de vie urbaine.

*Architecte-docteur en urbanisme