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Nouvelles guerres d'Algérie

par Abed Charef

La commémoration du 50ème anniversaire de l'indépendance a commencé, mais du côté français. Pour nous rappeler qu'il ne suffit pas de remporter la bataille militaire. Il faut aussi gagner la guerre des mémoires.

C'est parti. Avec « La déchirure », documentaire diffusé dimanche 11 mars sur France 2, a démarré, côté français, la commémoration du cinquantième anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Jusqu'au 5 juillet, cette saga va se poursuivre, sous de multiples formes, pour imprégner durablement la mémoire des nouvelles générations, et façonner pour une longue période les relations entre les deux pays. La partie française a mis les moyens. Films, documentaires, expositions, mobilisation des historiens, des meilleurs spécialistes et des communicants les plus efficaces, rien n'est épargné. Du militant pour l'indépendance de l'Algérie au fasciste défendant les thèses les plus proches de l'OAS, tous les avis seront bons à prendre. Avec toutefois une ligne dominante : le souci d'éviter tout dérapage, de garder le débat sous contrôle. Cette ligne a été définie par le ministre français des affaires étrangères Alain Juppé, considéré comme le dernier dépositaire du gaullisme traditionnel, qui a fixé les règles du jeu en vue d'avoir une commémoration marquée par ce qu'il a appelé la « modération ». « Nous sommes convenus avec le président Bouteflika d'envisager la célébration du 50ème anniversaire de l'indépendance de l'Algérie dans un esprit de modération, en essayant d'éviter les extrémismes de tous bords », a déclaré Alain Juppé à la mi-janvier devant la commission des Affaires étrangères de l'assemblée nationale française. «Nous nous étions mis d'accord pour dire: regardons l'avenir. Essayons de fonder la relation franco algérienne sur l'avenir et pas sur le passé ; J'espère qu'on va continuer sur cette ligne», a ajouté M Juppé

 Le débat qui a suivi la diffusion du documentaire « La déchirure » s'est situé dans cette ligne. Même le très docte Ali Haroun n'a pas transgressé les règles de bienséance. Tout le monde a tenu des propos lisses, compatibles avec le discours traditionnel de la droite française sur la guerre d'Algérie, un discours qui se résume ainsi: le conflit a donné lieu à des excès des deux côtés ; la France a gagné la guerre mais la colonisation était un phénomène dépassé ; une bonne partie des Algériens étaient attachés à la France mais le radicalisme du FLN les a empêchés de jouer à fond la carte de la fraternité ; le FLN défendait a utilisé un moyen injustifiable, le terrorisme ; le jusqu'auboutisme des colons a empêché tout compromis ; la guerre a été une succession de rendez-vous ratés, etc.

 Pour un public français, ce discours, tenu sur une chaine de télévision française, reste dans les normes fixées par Alain Juppé. Même s'il ne tient pas compte de la nouvelle sociologie de la France, où les nouvelles générations sont choquées par le phénomène colonial, et où les descendants de personnes venant des anciennes colonies se comptent désormais par millions. Mais c'est une situation gérable, et la France a fait pire. Elle a voté la loi du 23 février, et a eu comme ministre des Affaires Etrangères Bernard Kouchner, un homme qui a publiquement souhaité la disparition de la génération de novembre pour, selon lui, normaliser les relations entre les deux pays. Il n'y a donc pas de vraie surprise du côté français. Quelques débordements sont cependant à prévoir. L'extrême droite française a ainsi fait pression pour faire annuler des colloques et des séminaires consacrés à la guerre de libération. Elle poursuivra cette guérilla de la mémoire pour tenter d'imposer sa lecture, qui reste marginale au sein de l'opinion française.

 Par contre, côté algérien, on reste dans l'opacité la plus complète : quelle tonalité va dominer ce 50ème anniversaire de l'indépendance ? Sera-t-il célébré sous le signe de la réconciliation avec la France, ou dans la confrontation ? Sera-t-il fêté dans la « modération », ce qui signifierait que le président Bouteflika a accédé à une demande française en ce sens ? Abdelaziz Belkhadem, qui a fait de l'exigence de repentance un fonds de commerce très lucratif, exprime-t-il une demande officielle, ou bien est-il dans un sordide électoralisme ?

 Mais derrière ces rodomontades, c'est le vide. L'Algérie ne dispose pas de la puissance d'un cinéma capable de produire des œuvres de qualité, ni d'une télévision assez performante pour concevoir et mener à bien la réalisation d'un programme d'envergure, digne de ce grand évènement. Au mieux, on aura droit à des tables rondes bâclées, avec des moudjahidine racontant des souvenirs qu'ils confondent avec l'histoire, et des historiens d'abord soucieux de conforter le discours du pouvoir en place. Comme souvent, on sera condamné à assister, impuissants, à cette situation terrible : une cause juste, une épopée fabuleuse, une des plus belles aventures humaines du vingtième siècle, sera réduite à une formalité bureaucratique, par une administration algérienne inapte, incapable d'imagination. Pendant ce temps, de l'autre côté, l'ennemi d'hier, aura tout le loisir de donner le sens qu'il veut à l'évènement, marquant un point supplémentaire dans cette guerre des mémoires qui a pris le relais de celle des armes. Car contrairement à ce qui se dit et s'écrit, il n'est pas possible, en l'état actuel des choses, d'écrire une histoire à plusieurs voix. Seule la voix du plus fort, du meilleur communicant, de celui qui fait les meilleurs films, écrira les meilleurs romans, sera audible.