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Le livre, un bien délaissé

par Ahmed Karachira*

« Lis au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l'homme d'une adhérence.»

Coran, sourate 96.

Le niveau baisse. Le niveau est faible, très faible.» Voilà les paroles qui reviennent très souvent sur les lèvres des enseignants ou des responsables pédagogiques ou politiques sans chercher à connaitre les causes de ce déclin quasi irréversible. Eh oui ! C'est comme des parias installés sur les franges de l'inculture et dans la résignation que l'on voit le train de la culture et du progrès partir sans nous.

Que ce soit à la maison, dans les places publiques, dans les transports en commun, il ya peu de gens qui lisent. On préfère entendre de vive voix un interlocuteur pour parler de tout et de rien que de plonger dans la lecture d'un livre. On s'ennuie, on veut s'échapper de la monotonie de l'existence, on se morfond, le temps assoie son emprise sur nous. Quand on suggère aux instruits de lire et de se cultiver, ils rétorquent par un vice de conception : le livre est intellectuel et il est réservé à un public particulier, les intellectuels. Les gens aiment parler de leur réalité et le livre est loin de leurs préoccupations. Les enfants, grandissant avec l'absence du livre à la maison, à leur tour risquent de ne pas connaitre les vertus de la lecture ni apprécier le style des démiurges de la littérature.

On oublie que la lecture est un loisir, une gymnastique de l'esprit, une nourriture vivifiante et durable. Oui. La lecture des grands livres fertilise l'esprit en le nettoyant des friches de l'ignorance pour l'ouvrir sur l'autre avec ce qu'il présente à la fois comme similitude et différence. Le livre relate la vie, l'expérience de gens loin dans le temps et dans l'espace comme il pourra s'agir d'une histoire récente dans laquelle le lecteur se reconnaitra. L'hédonisme que procurent les beautés sylvestres de «La Nouvelle Héloïse» de Rousseau, la magie des contes des «Mille et une Nuits», n'auraient jamais été découverts ni ressentis sans la lecture de ces deux œuvres. Le livre est un bien précieux, on doit l'avoir constamment sur soi. Le livre est pour l'étudiant ce que sont l'arc ou le fusil pour le chasseur. Mais hélas ! son espace se réduit comme une peau de chagrin. A l'université, lieu par excellence du savoir, le livre a cessé d'être le compagnon de l'étudiant ou de l'étudiante. Les allées des universités grouillent de monde mais presque aucun étudiant ne lit. On s'adonne à des discussions oiseuses, au mieux on se plaint de la difficulté des cours. L'étudiant, habitué au paternalisme de l'enseignement secondaire a du mal à s'abstraire de ses anciennes idées. Il se comporte comme un élève; le cours est une fin en soi, largement suffisant pour satisfaire aux exigences des contrôles pédagogiques. C'est dire ô combien l'étudiant méconnait son statut de chercheur en s'inscrivant dans une structure de dépendance totale par rapport à son enseignant ! Mais qu'est-ce qui aggrave cette désaffection à l'égard du livre ? A cela il y a plusieurs raisons :

D'abord c'est une question de mentalité ; de manière générale on a tendance à prendre en dérision la pratique de la lecture et à se moquer de ceux ( ils sont peu nombreux) qui lisent ou veulent se cultiver. On les traite de rêveurs, de niais car la réussite et le bonheur sont dans la richesse matérielle. Bien au contraire on soupire à l'aspect d'une belle voiture ou d'une belle villa. L'intellectuel algérien n'est point un modèle à suivre car sa situation matérielle n'étant guère enviable plaide volontiers pour ce constat.

Ensuite le livre n'est plus le moyen de communication privilégié comme par le passé. S'il a été concurrencé par la presse, les journaux, et les revues, il est supplanté depuis fort longtemps par le cinéma et surtout la télévision. Ces deux moyens proposent des produits finis qui sollicitent une présence moins longue et passive du spectateur sans l'astreindre aux efforts de la compréhension et de l'analyse que nécessite la lecture d'un livre. Si la télévision et le cinéma présentent l'avantage d'économiser le temps et l'effort, le contenu de leurs idées ne s'imprime pas pour longtemps dans la mémoire des gens.

Enfin l'avènement du net a presque sonné le glas du livre. Les étudiants préfèrent surfer sur des sites que de s'adonner à la lecture d'un livre.

Si l'on veut avoir une société dite civilisée, il faut rétablir le prestige de la culture en réhabilitant la considération à l'égard du livre. La littérature est un art de vivre. Non seulement le lecteur acquiert l'éloquence mais s'inspire des modèles de comportement suggéré par telle ou telle histoire. Autre vertu du livre: généralement le lecteur ou le liseur se raffine ; il est cérébral ; il devient étranger à la violence. Si la belle et jeune Schéhérazade, l'héroïne des «Mille et une Nuits» a échappé à la mort qui l'attendait à la fin de l'histoire, c'est qu'elle a converti son bourreau aux plaisirs de la littérature. Si le livre est le pont qui rattache les générations, le pont par lequel se transmet le patrimoine intellectuel et culturel d'une génération à une autre, il est sans conteste, le vecteur d'une existence équilibrée où les instincts s'expriment dans une dimension mesurée, le livre est l'apport d'une vie gravide d'idéal gouvernée par l'esprit, une vie où resplendit la noblesse humaine. Alors si nous voulons bannir la violence et la brutalité de notre quotidien, il faut faire aimer la lecture aux enfants dès leur jeune âge, si c'est possible en donnant l'exemple. Les bonnes manières, les règles de politesse, s'apprennent dans l'enfance à l'instar de la scolarisation, pas plus tard. Quoi de plus frappant que de voir dans les gares ferroviaires, les trains, les autocars de certains pays étrangers, parents et enfants en train de lire, chacun allant de son choix !

Les enseignants universitaires, notamment ceux des lettres, doivent préconiser la lecture d'œuvres et d'ouvrages dans leurs programmes. Cet effort devra être assorti d'un bonus pédagogique afin de stimuler davantage les étudiants. Des concours de créations littéraires devraient être organisés chaque année et les auteurs des textes primés seront récompensés.

Il m'agrée fort bien, avant de terminer, de paraphraser une célèbre formule de Nietzsche pour vous en faire une si belle exhortation: «Revenez au livre, mes frères !»

*Université de Mostaganem.