Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Recensement économique, performances et informel ?

par Ahmed Bouyacoub *

Le recensement économique (R.E.) effectué récemment et dont les premiers résultats viennent d'être livrés, constitue une étape importante dans la connaissance de l'économie et surtout des agents économiques et de leurs caractéristiques.

Il s'agit d'une photographie importante des entrepreneurs algériens, au sens large du terme, c'est-à-dire de ceux qui ont créé une activité économique, l'ont organisée et contribuent à la production de valeur ajoutée, qu'ils soient dans l'industrie, les B.T.P.H, les commerces ou les services. Il faut espérer que des résultats plus détaillés soient publiés afin de permettre des analyses plus fines sur la nature de ceux qui dirigent l'activité économique. Ces premiers résultats permettent de formuler six conclusions importantes.

1°- Le Bilan du Secrétariat d'Etat chargé des statistiques qui accompagne les premiers résultats de ce recensement précise la nature et la diversité des objectifs assignés à cette grande opération. Il a le mérite de dire tout haut ce qui constitue, selon nous, l'un des grands facteurs explicatifs des mauvaises performances de notre économie et de la mauvaise gouvernance, notamment dans le domaine économique, à savoir, le mélange constant ente «la perception et la mesure» des faits économiques. En Algérie, de nombreuses institutions ont pris l'habitude de travailler, de préparer des décisions importantes sur la base de perceptions ou de représentations subjectives des faits et non sur la base d'études scientifiques (voir notre contribution) et s'étonnent des résultats obtenus parfois tout à fait contraires aux objectifs fixés. Il était important d'afficher cette posture, rarement affirmée dans des documents officiels.

Cependant, certaines affirmations relevant selon nous de «perceptions» n'ont pas leur place dans ces documents censés être un relevé de «la mesure du tissu économique» telles que l'affirmation du «caractère tertiaire de l'économie nationale» qui confirmerait selon les rédacteurs «le caractère rentier de celle-ci». En quoi cette structure des agents économiques permettrait-elle de montrer ce caractère rentier ? Quelles sont d'abord leurs contributions respectives à la valeur ajoutée produire ? Les données recueillies par le R.E permettent-elles d'avoir une idée précise sur l'origine de ces contributions ?

2°- En attendant des résultats plus approfondis, cette première livraison pose une question centrale sur le volume des agents économiques. Les données du R.E sont très différentes de celles que le CNRC (centre national du registre du commerce) vient de publier en ce qui concerne l'année 2011. (voir T.1)

 Il ya une différence de presque 40 % d'agents économiques, par rapport aux données du CNRC. Les personnes morales, c'est-à-dire les sociétés recensées, ne représentent que 55,45 % des sociétés enregistrées au CNRC. Cette différence est énorme. La moitié des sociétés enregistrées seraient-elles fictives ? Et presque 40 % des personnes physiques enregistrées au CNRC sont absentes du R.E ? Ce sont des questions qui méritent examen. Si ces résultats se confirment, il y a lieu de réviser bon nombre de conclusions sur les créations d'entreprises et sur les dynamiques d'entrepreneurs au cours de cette décennie. Car il y a 616 971 entrepreneurs non identifiés par le R.E et donc non rencontrés par les enquêteurs, alors qu'ils détiennent un registre de commerce. Qui sont-ils ? Où sont-ils et qu'ont-ils fait de leurs registres de commerce ?

Il y a lieu de noter, enfin, que dans les deux fichiers, les personnes morales ont le même poids et représentent à peu près 10 % des effectifs.

3°- Ces différences entre le CNRC et le R.E se manifestent différemment entre les différents secteurs d'activité. Dans les secteurs de l'industrie et de la construction, la différence entre les données du R.E et du CNRC est énorme. Presque 60 % des entreprises dans ce domaine n'ont pas été " rencontrées " sur le terrain. S'agit-il seulement, comme le laisse entendre le commentaire qui accompagne les résultats du R.E, de petits tacherons, de petits artisans, n'ayant pas de locaux spécifiques et travaillant principalement dans des chantiers que les enquêteurs n'ont pas visités ?

Par contre, dans le domaine du commerce, la différence entre les deux types de données n'excède pas les 27%. Selon ces données, et contrairement à une idée reçue, ce n'est pas le secteur commercial qui renferme le plus d'entrepreneurs " insaisissables " ou le plus de registres de commerce " fictifs ". C'est un constat qui mérite vérification. (voir T.2)

4°- Ces données méritent également une comparaison avec celles de l'enquête Emploi de l'ONS. En attendant de disposer de l'enquête 2011, les données de 2010 posent un problème aux données du R.E. Les données sur l'emploi de la fin 2010 indiquent que le nombre " d'employeurs et indépendants " en zone urbaine était de 1 840 000. L'enquête emploi tient compte de l'emploi dit informel et recense les marchands ambulants, les vendeurs sur le trottoir, et toutes les activités non déclarées et non pourvues d'un local spécifique. Si on ajoute à ce chiffre le nombre d'entités économiques en zone rurale (hors agriculture) qui est de 156826, on est au-delà des deux millions " d'employeurs et indépendants " formels et informels.

Une première déduction de ces données mérite d'être soulignée. Le nombre d'entrepreneurs informels dépasserait le million en face des 960000 entités recensées. Autrement dit, l'Algérie dispose de plus d'un million d'entrepreneurs activant dans tous les domaines d'activité et qui n'ont pas été recensés. Le R.E n'aurait concerné que, peut être, moins de la moitié du tissu économique. L'économie informelle serait donc beaucoup plus importante que ce que l'on croit et représenterait, en Algérie, plus de 50 % des agents économiques réels et presque autant du PIB. Ce constat montre l'urgence d'une enquête sérieuse sur l'économie informelle, branche par branche. La comparaison entre les données du CNRC et du R.E permettent de formuler une hypothèse également importante, à savoir que certains entrepreneurs dans l'informel disposent de registres de commerce et faute de locaux, ou pour minimiser les coûts, préfèrent travailler sans attache visible.

5°- Par ailleurs, et contrairement à une idée reçue (ou fausse perception), le nombre d'entités économiques n'a pas diminué dans le temps. Entre 1977 et 2011, il a été multiplié par 4,2 fois. De manière plus précise, le nombre de personnes morales (P.M) (sociétés) a connu une forte progression puisqu'il a été multiplié par 9,5 fois, alors que celui des personnes physiques (P.P) n'a été multiplié que par un peu moins de 4 fois, comme le montrent les données du tableau 3, et ce, malgré la disparition d'un grand nombre d'entités économiques relevant du secteur public. (voir T.3)

Cette observation est également valable dans chaque secteur d'activité et principalement dans l'industrie manufacturière. Celle-ci a enregistré une multiplication par 4 fois du nombre des entités économiques qui y activent sous forme de personnes morales et par 2,75 fois du nombre de personnes physiques, comme le montre le tableau 4. (voir T.4)

6°- Mais la perception fausse la plus répandue concerne l'évolution de la production de l'industrie manufacturière. En effet, l'analyse montre que ce n'est pas la chute du nombre d'entités économiques relevant du secteur public qui a entrainé la chute de la production dans ce secteur, mais bien l'inverse qui s'est passé. C'est la chute de la production de l'industrie manufacturière, à partir de 1986 (dont les facteurs réels restent à identifier) qui a entrainé un processus de disparition des entités économiques relevant du secteur public dans ce domaine sous différentes formes (fermetures, liquidations, cessions, privatisations). La valeur de la production manufacturière (en dollars constants, calculée par la Banque mondiale, car on ne dispose pas encore d'une série homogène en dinars constants de l'ONS sur le long terme) a connu trois grandes périodes sous forme d'un grand N. Le premier sommet a été atteint en 1986, et, ce niveau de production n'a été rattrapé qu'en 2008, après une chute qui a duré dix ans. Le niveau actuel est nettement supérieur à tous les niveaux atteints précédemment. Certains économistes confondent sciemment chute du secteur public et chute de l'industrie manufacturière dans son ensemble. Les données montrent que la chute du secteur public s'est accompagnée d'une croissance non négligeable du secteur privé depuis de nombreuses années.

Naturellement, le poids de l'industrie manufacturière dans le PIB a chuté et reste faible comparativement à celui des pays émergents. Mais, la valeur ajoutée de l'industrie manufacturière (public et privé) en dollars constants n'a pas cessé d'augmenter, certes à des rythmes faibles, depuis 1997 jusqu'à présent, comme le montre le graphique du tableau 5 (les données de 2010 étant provisoires). (voir T.5)

Conclusion

Le travail accompli par les institutions chargées du R.E (Secrétariat d'Etat chargé des statistiques et O.N.S) est considérable et mérite d'être salué et valorisé. Son objectif affiché ne concernait que les activités localisables en dehors de l'agriculture et de l'informel. Mais les résultats importants obtenus posent des questions cruciales sur le volume, la structure et la nature des agents économiques, les apparents et les " cachés " et tout laisse croire que plus de la moitié des agents et donc des acteurs économiques travaillent dans l'informel. On n'est pas seulement en présence d'une économie qualifiée généralement de rentière (dont le niveau de la rente est connu), mais dans une économie avec une forte face cachée et parfois clandestine. Il est urgent que des études plus poussées soient lancées sur l'informel, activité par activité et que des données du R.E par commune soient publiées et que les directions des impôts de wilaya, avec les autres directions importantes, soient réorganisées en vue de produire une estimation du PIB par wilaya. Seule cette connaissance fine et précise des principaux paramètres économiques et sociaux permettrait, avec d'autres conditions, d'espérer une gouvernance saine de l'économie, de la société et des villes.

* LAREGE, Université d'Oran

Références

Banque mondiale, Données statistiques, 2012     

Bouyacoub Ahmed, Actions publiques et démarche scientifique Le quotidien d'Oran du 05 janvier 2012            

MPAT, Annuaire statistique de l'Algérie 1979,    

ONS, Premier recensement économique 2011, Résultats préliminaires de la première phase, janvier 2012.               

Secrétariat d'Etat chargé des statistiques, Bilan préliminaire du Recensement économique, décembre 2011