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Vendre son rein pour survivre

par Ammar Koroghli*

Vendre son rein pour survivre ? C'est une situation qui existe dans notre village planétaire. Ici, récits croisés de deux êtres promus à l'origine à un échange inégal.

Inde. Amrita. Brune, peau foncée. Tannée par le soleil. Exode rural. Cités en forme de baraquements en zinc? Canada. Diana. Dialysée. Blonde, peau blanche. Manque de soleil. Vivant dans une maison cossue. Entre dialyse et hôpital. Rencontre pour achat- vente de rein. Survie pour qui ? Ici, le récit de sa vie au quotidien. Les scènes décrites pourraient avoir lieu ailleurs qu'en Inde. Partout dans le sud de la planète Terre.

Sud de l'Inde. Dans mon village, la survie devient un effort insupportable. Faire vivre sa famille de ses bras avec un salaire unique devient un exercice périlleux. Notre mère la terre a toujours été ingrate chez nous. Mes parents ont vécu le calvaire. Avant eux, mes grands-parents également. Ils ont vainement tenté de s'exiler en ville. L'exode rural pour un pays qui compte désormais un milliard d'habitants. Autant de bouches à nourrir. Nous avons beau être la plus grande démocratie du monde, nous n'arrivons pas réellement émerger économiquement. Toutes les silicon valley du pays n'y pourront hélas rien. Le poids démographique contre l'intelligence économique. L'autre voisin, la Chine, s'est mieux réveillé de sa léthargie. Il a réellement émergé. En Inde, nombre de villages et de petites villes constituent autant d'îlots important d'extrême précarité.

Comme d'autres, nous pensions que l'exode vers la ville serait des plus bénéfiques. Nous avons vendu le petit lopin de terre familial pour nous offrir une petite baraque dans un bidonville situé à la périphérie de la ville. Chaque matin et chaque soir, nous devons puiser l'eau non loin. Avec l'aide de nos enfants. L'école n'est pour eux qu'un lointain souvenir. Habitué au travail de la terre, mon mari n'arrive pas à trouver un quelconque emploi.

Il commence à prendre de l'âge. Les occasions ne sont pas rares pour qu'il tombe malade, passant ainsi ses journées à paresser sur la couche commune. Assis souvent à l'entrée de notre demeure, il ne cesse de maudire le sort. Et d'appeler au secours Vishnou, Krishna et autres divinités. En vain. Leurs statuettes garnissant pieusement nos vieux meubles ne nous sont d'aucun secours. Maintes fois, je l'ai surpris écrasant furtivement ses larmes de ses doigts jaunis par la mauvaise nicotine. Il ne cesse de tousser. Surtout la nuit. Avec son souffle coupé, il ne pourrait même pas être pousse-pousse pour conduire étrangers comme concitoyens à travers la ville ?

Parfois, il passe son temps au café du village. Un semblant de café. Il se met souvent près de la vitre d'où on peut voir les quelques passants, les pieds pataugeant par endroits dans la boue. Chaque jour, il se meurt un peu plus. Son visage est couvert de rides. On y lit les souffrances de la vie. Comme en un livre ouvert. Son passe-temps ? Ecouter les rumeurs de la salle sombre, les tintements de verres de thé, les sifflements de la machine à café. Humer l'odeur insidieusement mortelle de la fumée de cigarettes. Dehors, les enfants, mal habillés et quasi rachitiques, se chamaillent entre eux. C'est le tableau quotidien. Que de peines endurées ici bas ! Notre voisin de palier si j'ose dire, un musulman, nous dit que nous serons récompensés au paradis. C'est autant d'épreuves voulues par Dieu.

L'ocre de la terre me manque. Les champs à perte de vue. L'eau gratuite du puits. La solidarité des voisins environnant. Les fêtes de mariage entre villageois. La campagne, un lieu habitable. L'air non pollué, un gage de santé. Loin de la cacophonie de la ville avec les klaxons des voitures et des motos. Les rues bondées de monde comme des sauterelles. L'air d'été irrespirable. Et les gens qui n'arborent un sourire qu'à la vue d'une pièce de monnaie ou mieux d'un billet de banque. Parfois, en proie à de soudaines altercations, ils s'abreuvent d'insanités à faire rougir Vishnou ! Au village, les femmes vivent en pudibonderie. En ville, elles ne manquent pas d'occasions pour se couvrir de quelques obscénités. Certaines, il est vrai, sont d'envoûtantes diablesses. Créatures de luxures, comme celles que l'on voit dans les films chantant et dansant. Comme si le bonheur était dans la ville. Les hommes des villes, avachis dans leurs chaises parfois capitonnées, s'abreuvent goulûment de boissons qui les rendent fous. Ils s'attaquent le soir venu à leurs femmes pour de futiles raisons.

A la campagne, quel bonheur de voir ce soleil rougeoyant en déclin ! Le crépuscule s'accouplant avec le silence, prélude à une quiète nuit. Dès le matin, le labeur des champs nous transporte de joie, même si nous vivons chichement. Quant le soleil est au zénith, nous nous attablons autour d'un frugal repas. Le soleil tapant fort, pas l'ombre d'une âme qui vive.

Comme énergie de la bonne bouse de nos vaches sacrées. Mon mari ne travaillant plus depuis belle lurette, nous n'avons même plus les moyens d'acquérir du combustible. Un sou est sou. Avec des dettes croissantes, que pouvez-vous faire ? Nos créanciers ne cessent de rôder autour de nous. Y compris pour qu'on leur cède notre baraque pour une bouchée de pain. Ces apprentis traders jouent avec les pleurs de nos enfants.

Il est vrai qu'au village, nombre de femmes ont déjà vendu un rein. Semblerait-il pour une somme entre 2000 et 5000 dollars. En fait, de quoi régler ses dettes alimentaires. Voire de quoi aménager sa baraque. Mais que de déboires après avoir vendu son rein. Le voisin d'en face souffre chaque jour davantage depuis l'opération. Sa transaction ? Une partie de soi pour quelques billets verts?

Face à l'implacable quotidien, je rêve parfois. Ainsi de Venise. Je m'imagine en gondoles avec mon époux. Voir aussi la ville lumière me tente. Voir Berlin après la chute du mur. Et pourquoi pas voir les kangourous avec mes enfants en Australie. Visiter le Québec et prendre la route pour se rendre à New York. Que de périples en perspective pour oublier le travail harassant pour quelques roupies. Le soleil au zénith, les mouches qui bourdonnet autour des restes du repas frugal, tel est pour l'heure le triste spectacle qui s'offre à mes yeux usés prématurément par les veilles?

Maman est décédée d'un problème de foie. Ictère m'a-t-on dit. Cirrhose. A 50 ans. Quand j'eus l'âge de sa mort, je me dis combien j'aurais souhaité lui faire don d'une partie de moi-même pour la voir revivre. Quelles souffrances ! Avec des soins plus palliatifs qu'efficaces. Immobilisée trois ans à l'hôpital. Avec l'indigence ambiante et des infrastructures encore brinquebalantes, vous pensez si elle pouvait avoir des chances de guérir. Elle n'eut pas le temps de survivre pour voir ses petits-enfants?

Canada. Diane. Jeune fille soumise à dialyse. Etudiante en fin de cycle. Belle et promue à une carrière de juriste. Comme ses parents. Prospères et réputés dans leur ville. Maison cossue. Nombreux amis. Matériellement à l'aise. Psychologiquement angoissée. Maladie invalidante par moments. Tristes moments passés à se morfondre dans l'attente d'un rein. Ici, le récit de sa vie au quotidien. Les scènes décrites pourraient avoir lieu ailleurs qu'au Canada. Partout dans le nord de la planète Terre.

Nord du Canada. Dans ma ville coquette, la vie s'écoule tel un fleuve tranquille. Stage au Cabinet de papa au service d'entreprises en pleine expansion. Entre métro et bus. Entre maison et bureau. Vie avec un attirail médical. L'hôpital est devenu ma seconde demeure. Que de larmes de voir ma jeunesse dilapidée par la maladie. Vouée au dépérissement. Attendre parfois de nombreuses années pour un don d'organes. Des amis me donnent espoir ;

Jusqu'au jour où sur le net un site d'annonces de ventes d'organes outre-atlantique. Au début, je me suis sentie moche. Acheter un rein, quelle déchéance ! La Terre serait donc devenue un vulgaire supermarché à ciel ouvert de vente d'organes. Il est vrai que tout peut donc s'acheter avec de la devise dans les pays du tiers-monde. Surtout en temps de crise.

Quand j'ai un moment de répit, je m'attable au café proche de chez moi. Près de la vitre, je peux regarder la foule passer et les gens pressés de prendre le métro ou le bus pour rejoindre leurs foyers heureux après une journée de labeur de bureau. Au café, j'écoute les tintements de verres, le brouhaha et les rires, les sifflements de la machine à café. En face, les fenêtres éclairés des hôtels, les feux rouges et les enseignes des boutiques.

Infatigable, mon radio-réveil inscrit le temps sur son écran lumineux. Imperturbablement. A la maison, je suis hanté par l'idée de revivre. Aller de l'autre côté de la mer pour m'acheter ce foutu rein. D'effleurer la mort, la vie devient une valeur proche du sacré. Face à la quasi-agonie où me plonge la maladie, je conçois mieux le monde. Ma vision en est transformée. L'angoisse de la mort ? Mourir jeune, c'est pire que tout. La mort, un épiphénomène voulue par la nature ? Ma conscience est devenue riche de convictions. Comment délibérer sereinement sur sa vie future après l'appropriation du rein d'une autre ? J'en suis mortifiée. Imaginez que tout s'estompe autour de vous. Comme si la terre se figeait à jamais dans l'espace. La tête vous tourne. Vos yeux se brouillent. Le sang afflue d'un coup au niveau des temps. A bout de veines.

Je décide de prendre contact avec l'association qui m'a orienté vers cette solution. Aller jusqu'au bout du monde pour m'offrir un rein. Mes parents pourvoiront à la dépense. Je tente l'aventure. Aller en Inde pour rencontrer celle qui pourra me redonner vie. Je téléphone. Je prends rendez-vous. Tout s'enclenche rapidement. Les billets sont pris. Rendez-vous est pris pour un premier contact avec ma donneuse. Et je m'envole pour quelques heures. Pour la vie. Au nom de la vie.

Sur place, je loge dans un modeste hôtel pour être proche d'elle. Proche d'Amrita. Proche de celle dont je pourrai devenir la sœur de reins. Je décide alors de lui rendre visite, après un premier contact via une association locale. Je découvre une femme pleine de vie. Vieillie sans doute par les soucis. Elle me raconte, dans un anglais approximatif, sa vie. Au fur et à mesure de son récit, je perçois une gêne. Plutôt une pudeur à fleur de peau. Pour elle, je la sauve de créanciers cupides qui ne cessent de l'importuner. Pour moi, elle me redonne vie.

Une question me taraude. Combien coûte un rein pour la vie ? Tout l'or du monde ? Toutes les richesses de la Terre ? La fortune de mes parents ? Devront-ils vendre leur maison pour moi ? Comment remercier Amrita ? Une foule de questions finalement. Au fur et à mesure de nos rencontres tantôt seules, tantôt avec ses enfants, parfois avec son mari, je prends conscience que j'hésite à transiger sur le prix. Un rein a-t-il une valeur marchande. Mon éthique me harcèle durant mon séjour. Je décide donc de prendre de la distance pour réfléchir. D'avoir vu ma donneuse, d'avoir pris le pouls de sa misère, je prends le parti de lui laisser la somme convenue et de partir. En quête d'une solution plus adaptée à ma situation. Un rein d'un défunt plutôt que celui d'une vivante appelée ensuite à vivre démunie d'une partie d'elle-même?