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La mort de la ville algérienne

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib*

«Supposer la «mort de l'auteur», considérer que le projet de la ville est l'œuvre d'un auteur implicite de sujets collectifs mal identifiés ou encore de la culture d'une époque, sans entrer dans les mécanismes de sa production et de sa réalisation, c'est pour le moins aussi une fuite sur le plan historiographique.» Bernardo Secchi, Première leçon d'urbanisme (2000), Editions Parenthèses, Paris, 2006, p. 41.

A aucun moment, au jour d'aujourd'hui, je ne puis m'empêcher de m'interroger sur ce que nos villes veulent être. Particulièrement lorsque je sais que nous ne sommes plus capables d'imaginer, voire de provoquer une sorte de refaçonnement de l'organisation urbaine, dont les principes seraient puisés dans «la dimension socioculturelle algérienne».

 Existe-t-il donc un discours universel de la ville ? Honnêtement, je ne le pense pas. D'autant plus qu'un nombre important d'ouvrages classiques versent dans ce sens et se refusent à l'idée même de la généralisation des modèles urbains. J'ai bien vu en lisant «Testament» de F.L. Wright que celui-ci en bon États-Unien s'adressait aux États-Uniens sur fond de quête de liberté comme fondement de la grandeur de cette jeune nation. De même pour G. Giovannoni qui n'hésite pas d'ailleurs à affirmer que pour les Italiens les villes ne peuvent pas se passer d'art. Qu'en est-il donc pour les Algériens ?

 Il faut toujours partir de l'idée que chaque ville est un cas singulier, qu'elle a sa propre histoire, ses propres légendes fondatrices, sa propre culture urbaine, et comme résultat son propre lot d'espaces bâtis et non-bâtis. En ce sens, nous pouvons penser, confrontés à l'inexistence d'un véritable urbanisme dans notre pays, que nos villes ne sont plus villes. Cette idée peut être vraie dans la mesure où ce que G. Bardet appelle «être urbain» ne façonne plus la ville à la guise des valeurs sociales qu'il intériorise et qui sont en même temps régis par des impératifs économiques et des considérations écologiques, et qu'il n'est plus l'unique faiseur de la ville. D'autres facteurs vont dans ce sens, comme « l'inconscience de soi » d'A. Hadj Nacer qui contribue à l'effacement permanent du souvenir collectif comme matériau architectural. J'irai plus loin, je dénonce l'absence de nos sociologues de la scène publique, car ils ne nous disent quasiment rien de la société, ou des sociétés urbaines algériennes. En d'autres termes, comment se fait-il que l'acculturation a poursuivi son cours un demi-siècle après la décolonisation, et que les idéologies de la glorification du vide demeurent aussi vives ?

Ce que j'observe personnellement, c'est que nos villes sont incapables d'imprégner leurs habitants de leur Être, elles sont dans l'incapacité de revendiquer leur droit à la mémoire, de proclamer leur statut de produits de l'histoire. Dans ce champ amputé de toute forme d'autorité et de discipline, tel que Hadj Nacer le rapporte magnifiquement, il est tout à fait normal que l'ensemble des citoyens s'adonne à cœur joie à démolir et à transformer, mais surtout en l'absence de toute sensibilité au beau, à léguer des horreurs et des gâchis aux générations futures.

La notion de figure que nous n'évoquons jamais, ou rarement, dans nos enseignements est au cœur du débat sur la ville. Pour B. Secchi elle est autant de territoires différents qui qualifient la ville et l'introduisent dans l'histoire de l'agglomération moderne. Son recours à cette notion est une méthode en soi, car elle lui permet comme en l'orientant vers la question des lieux de socialisation de mieux s'expliquer le passage de la ville moderne à la ville contemporaine comme territoire de lieux incertains. La ville contemporaine s'inscrit en bonne partie dans «le siècle bref» de l'historien anglais Eric J. Hobsbawm, selon lequel, pendant cette période, grâce au développement technologique, l'urbain a connu un progrès fulgurant. Chez P. Ricœur, philosophe disparu récemment, dont l'œuvre mérite d'être (re) visitée (comme d'ailleurs J. Derrida, P. Bourdieu, dont les disparitions n'ont pas produit malheureusement d'écho particulier dans notre pays), cette notion est plutôt intimement liée à la mémoire. Elle sert à capter l'évolution de l'architecture à travers le temps vécu, à mettre la lumière sur le système de représentation sociale de l'espace-temps et à relever l'importance de la mémoire comme phénomène faisant partie de l'être architectural. Nous pouvons d'ailleurs faire quelques rapprochements avec les travaux de Bachelard sur l'espace comme lieu de représentation et de souvenirs.

Ce n'est qu'en se livrant à ce type d'effort de réflexion, doublé bien sûr de l'effort de comprendre et d'analyser à la manière de C. Lévi-Strauss qui insistait jusqu'à récemment dessus, que nous pourrons mesurer alors la dimension criminelle de l'acte de démolir en milieu urbain, particulièrement quand ce milieu fait partie de la mémoire collective et affective des habitants. Ce qui est certain, c'est que la sélection des démolitions à en croire B. Secchi se fait généralement pour des raisons pratiques. Ces dernières paradoxalement contribuent lorsqu'elles sont dans la déraison, ou qu'elles répondent à des logiques d'intérêts économiques d'individus ou de groupes puissants, à effacer, à condamner la mémoire collective. C'est en ce sens que réduire la ville au discours simpliste des priorités, d'espaces bâtis et non-bâtis est plus que dangereux. Les grands urbanistes s'accordent dans le domaine du patrimoine ou des héritages bâtis, sur l'idée consistant à dire que les architectures mineures, pour ne pas dire sans intérêt architectural, même en état de ruine, constituent le socle vital des architectures majeures. Autrement dit, un monument cesse de l'être en partie s'il n'est pas conservé dans son environnement d'origine aussi banal soit-il.

L'urbanisme devient alors comme le garant de la figure de la continuité mémorielle. En quelque sorte il n'organise pas que la présence avec tout ce qu'elle implique comme conséquence dans un lieu-dit des groupes, mais aussi les temporalités des évolutions collectives et individuelles, et dans le meilleur des cas, de la figure de la continuité urbaine. Malheureusement, nos villes sont loin d'être conformes à cette idée. Elles sont tellement malmenées que nous avons du mal à croire à l'existence de l'urbanisme. L'urbanisme de nos professionnels, particulièrement les réponses qu'il apporte sont loin d'être kahnienne, surtout, du fait qu'elles ne favorisent aucunement l'épanouissement des talents. Elles sont responsables de la détérioration de nos paysages, elles s'étendent à l'ensemble des noyaux urbains si bien qu'ils ont fini par se ressembler à cause de la pauvreté urbaine qu'on leur impose.

C'est le cas par exemple d'El Maleh (ex Rio Salado) où l'on assiste à une véritable prolifération de projets médiocres et à l'affirmation d'un non-urbanisme bien réel. Les nouvelles constructions n'ont pas les qualités des anciennes et ne possèdent pas leur attrait. Aussi nous remarquons que leur disposition est totalement hasardeuse et ne tient aucunement compte de la dimension paysagère si chère au regretté Jean Jacques Deluz. La cathédrale faisant office de bibliothèque vide, pauvrement vide aujourd'hui, et dont le cloché marque la centralité du village coloniale, celui-ci même qui est au cœur de l'excellent ouvrage de Yasmina Khedra « Ce que le jour doit à la nuit » disparait petit-à-petit derrière les mastodontes de la « non architecture » qui prolifèrent dans la périphérie du village.

L'urbanisme n'est apprécié que s'il est d'abord fondé sur de véritables bases esthétiques. Par cette notion j'entends la nécessité de l'effort d'adaptation aux paysages existants, essentiellement par l'effort de récupération des savoir-faire. Un village comme celui que nous venons de citer exige une qualité de connaissance de l'espace et des techniques hors norme des maîtres d'ouvrage, qui doivent veiller au millimètre à la bonne gestion de leur espace administré.

Les villes ne deviennent des événements que grâce à l'exception des urbanistes visionnaires. A des degrés variés je pense à Prost (Casablanca), Berlage (Amsterdam), et Lucio Costa (Brasilia). La monographie de ces cas contribue à remettre en cause l'urbanisme de la règle rigidifiée et juridique. Aucune règle n'est capable de refaçonner les paysages si elle ne bénéficie pas de l'être créatif de son fondateur. En ce sens, il est étonnant de constater que depuis C. Sitte jusqu'au plus récent ouvrage «Première leçon d'urbanisme» de B. Secchi le monde développé prend de plus en plus ses distances de l'urbanisme de la règle du législateur, et recommande surtout la règle de la sensibilité. Cette dernière parce qu'elle est impalpable, forcément, ne fera pas à court terme l'adhésion de nos actuels maîtres d'ouvrage.

Il est certain que globalement nos concernés de l'urbanisme professionnels, habitués à une recette qui n'a fait que trop durer, sont quasiment incapables de mener une réflexion de fond sur l'espace. Pour échapper à l'essentiel ils recourent aux chiffres pour justifier leur démarche, une réponse qui n'explique rien mais qui est surtout, à nous référer aux constations de Jacques Berque sur la question qui nous semblent très actuelles, inadaptée à l'être urbain que nous sommes. Tous les jours tout le monde constate l'échec de l'urbanisme algérien, et je pense que sur cette question je n'invente absolument rien. Actuellement la formule qui revient souvent pour se donner l'illusion de bien faire est «Projet urbain». Ce dernier à défaut de bonne formation, est le plus souvent réduit à des réponses mécaniques et banalisées. En réalité le projet urbain doit être : 1- un projet de société qui prend en compte le mode de vie des habitants, l'impératif d'améliorer leur environnement aussi bien esthétique que culturel, 2- un projet de ville dans la ville, dans la mesure où il doit tenir compte des particularités principales de la ville en question, 3- un projet d'esthétique, car il doit toujours se faire dans la perspective de rendre la ville la plus agréable possible à vivre et à regarder.

Depuis à peu près deux décennies, les villes algériennes ont malheureusement entamé un long processus de détérioration. Qu'il s'agisse de neuf ou d'ancien, tous les paysages sont délabrés et généralement inachevés. La gestion de la ville souffre de faiblesses très importantes. Oran bien sûr n'échappe pas à ce constat. L'aménagement et le réaménagement des ronds-points fait légion. Les réseaux d'eaux, potables et usées, éclatent tout le temps. Les pluies ne sont presque plus les bienvenues, elles transforment la ville en gigantesques flaques d'eau qui menacent la vie des citoyens et inondent les trémies. Les espaces libres sont détournés au profit des uns et des autres. Certaines aires vertes sont déracinées pour laisser place à des mosquées inesthétiques de plus en plus nombreuses?

 Il est certain que «l'aller à la ville» ne se fait jamais dans le sens de la périphérie, mais toujours dans le sens de la ville coloniale, comme quoi la périphérie ne fait pas ville. Encore une fois un constat qui ne fait qu'affirmer l'échec de l'urbanisme algérien. Faut-il donc attendre que ce qui reste de nos villes cessent de l'être définitivement ?

*Architecte-Urbaniste