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La « démocratie islamique », dernier avatar de l'élite néoconservatrice

par Youcef Benzatat

L'État que projette la « démocratie islamique » - ou tout autre adjectif religieux associé à un projet politique et qui se veut un complément indispensable au concept de démocratie (démocratie chrétienne, démocratie judaïque, etc.) - a besoin de la religion pour se compléter comme État. Quant à l'État souverain, l'État démocratique sans adjectif, « il n'a pas besoin de religion pour son achèvement politique, il peut s'en passer, disait Karl Marx, parce qu'en lui le fondement de la religion est réalisé d'une manière profane. »

La « démocratie islamique » se fonde sur l'occultation de l'histoire rationnelle et objective, déterminant par là, fatalement son sujet à n'être que le résultat de ses déterminations. Cette occultation n'a d'autre sens que la négation de la liberté en tant que dimension essentielle de la condition humaine, car elle exclut le sujet de toute intervention sur son autodétermination. Elle se fonde en même temps sur la surdétermination du mythe en tant que facteur d'intégration d'enjeux qui lui sont à priori étrangers. Dans ces conditions, l'instrumentalisation de la « démocratie islamique » devient plus aisée au profit d'une « bourgeoisie néoconservatrice » naissante et à perte de vitesse devant l'accélération du processus de mondialisation de la culture politique démocratique, dont l'enjeu principal est la conquête du pouvoir. Cette « classe bourgeoise » émergente vise à imposer et à faire accepter aux différentes « masses d'individus » des sociétés arabes, fragilisées par une conscience pré politique, largement aliénées dans un imaginaire mythologique religieux et une structure sociale « néopatriarcale » (que l'on ne dénoncera jamais assez), un projet de société que l'on peut qualifier de « néoconservateur ». C'est un projet de société qui résulte d'une évolution forcée d'un absolutisme théocratique à une forme nouvelle de pluralisme limité sous la dénomination de « démocratie islamique ». Et dans une symétrie presque parfaite avec la droite conservatrice et l'extrême droite des grandes démocraties dans le monde, qui s'appuient sur leurs religions respectives, à dominantes chrétiennes, pour renforcer leur capital sympathie vis-à-vis de leurs électorats désabusés, on peut observer au sein des sociétés arabes l'émergence de nouvelles tendances politiques caractérisées par ce même clivage, en une droite sous la dénomination d'une « démocratie islamique » identifiée en tant qu' « islam modéré » et une extrême droite s'inscrivant dans un projet de société totalitaire (théocratique), le salafisme, amenés à s'installer durablement dans le champ politique arabe.

Ce clivage a, en fait, connu une très lente évolution avant son avènement. À commencer par les études des orientalistes qui ont fourni le plus gros du travail de recherche sur l'islamologie. En premier lieu et pendant la période coloniale, où l'Islam était considéré comme une religion « archaïque » et « rétrograde » sans plus, et son prophète Mohamed comme un imposteur. Cette conception fut celle des idéologues de la « colonisation civilisatrice » devenue dans le contexte d'aujourd'hui « colonisation positive ». Quant à certains orientalistes un peu trop romantiques, dans l'esprit anthropologique « du bon sauvage », se sont évertués à la qualifier d'îlot de spiritualité qui a su résister à l'envahissement d'une modernité trop matérialiste. Puis se développa peu à peu une islamologie menée par de grands érudits orientalistes, dont le travail de recherche sera cependant tributaire de méthodologies largement invalidées aujourd'hui pour une meilleure compréhension de l'Islam, dans plusieurs aspects de leurs problématiques, notamment par la méthode archéologique, qui domine aujourd'hui dans les travaux de recherche aussi bien sur l'Islam, que sur tout autre religion. La méthode archéologique a pour finalité de déterminer d'un point de vue rationnel, principalement ce qui est réellement propre à la religion islamique, et ce qui relève d'un surinvestissement par les lectures idéologico politiques.

 Avec l'avènement de l'islam politique pendant les années 1970, de nouvelles approches socio-politiques et anthropologiques ont investi les études du champ islamique. L'image qu'en donne généralement ces nouvelles approches de l'Islam serait une religion totalisante, voire totalitaire, qui englobe et lie tous les aspects de la société : le spirituel et le temporel, le politique et le religieux, le public et le privé. L'État (dawla) se fonde sur la Foi (aqîda), la Loi (shariaa) et la Religion (dîn). L'Islam serait donc réduit par ces nouvelles approches à une religion ( din), une foi ( ? aquîda ), des obligations cultuelles ( ?ibâdâtes ) et des devoirs ( mu ?âmalâtes ) ; un système éthico-politico-juridique ( le califat, l'îmâmat ou l'État islamique ) fondé sur la sharî ?a ; une communauté musulmane à la fois spirituelle et politique ( l'?umma ) et un territoire ( dâr al?islâm). Cette vision est étroitement liée à la théorie du « clash des civilisations » développé par Samuel Huntington et reprise aussi bien par des islamistes que par les adeptes d'une certaine islamophobie.

Après les années 1990, émerge une nouvelle approche en rupture totale avec celles qui ont dominé les études concernant l'islam et les réalités islamiques durant la période allant de la fin des années 1970 avec l'avènement de la révolution islamique iranienne, jusqu'au début des années 1990 suite à la guerre civile particulièrement meurtrière, qui s'est déclenchée après l'arrêt du processus électoral en Algérie pour faire barrage à l'avènement de l'islamisme radical au pouvoir. Cette nouvelle approche connaîtrait un essor particulier depuis les guerres et les violences qui ont suivi les attentats spectaculaires de 2001 aux États-Unis. Elle se distingue nettement de la thèse courante du « clash des civilisations », qui consiste à opposer un christianisme essentiellement apolitique, portant en soi l'évolution vers la sécularisation et l'individualisme qui caractérise les sociétés occidentales actuelles, à un islam condamné à jamais, à n'être sans distinction, que religion et État, spirituel et temporel, soit, essentiellement théocratique. Cette nouvelle approche fait apparaître que durant l'histoire, les religions chrétienne et musulmane connaîtront toutes deux des processus complexes de politisation et de dépolitisation, ce qui fait d'elles des religions politiques au même titre. Et, que toutes les deux connaîtront des tendances qui prônent la séparation du religieux et du politique.

Actuellement, avec le processus révolutionnaire en cours dans le monde arabe, la tendance est de privilégier une approche en termes de mutations et de transitions en les comparant à celles que l'Europe et l'Amérique ont connues par le passé. Qualifiant la situation que traverse actuellement le monde musulman comme une période transitoire de modernisation, qui est inévitable et incontournable. On en arrive à conclure que, si le monde musulman est aujourd'hui traversé par une grande crise caractérisée par la violence, cela est le propre de toute transition de cette ampleur, comme cela c'est passé pour les révolutions anglaises, françaises, la guerre de Sécession des États-Unis, etc.

Dans ce processus d'évolution, une nouvelle conscience musulmane émerge peu à peu, pour dénoncer l'islamisme radical à caractère théocratique et revendiquer la démocratie, les droits de l'homme et tend à se démarquer de cette stigmatisation « d'islamiste » en se qualifiant plutôt de « mouvements à référence islamique », ou appartenant à un « islam modéré ». On assiste donc à une rupture, un clivage au sein de l'islam politique, entre un islam radical porteur d'un projet politique théocratique et un « islam modéré » qui se veut démocratique et, qui s'inscrit dans une forme de démocratie spécifique : « la démocratie islamique », comme en Europe « les démocrates chrétiens ». C'est donc, ce long processus d'évolution qui a permis l'émergence de nouvelles tendances politiques caractérisées par ce clivage, apparemment identique au clivage qui a suivi le développement des révolutions occidentales par le passé, en une droite sous la dénomination d'une « démocratie islamique » identifiée en tant qu' « islam modéré » et une extrême droite s'inscrivant dans un projet de société totalitaire (théocratique), le salafisme.

Doit-on pour autant, qualifier ce schéma d'évolution des islamistes comme une aliénation dans le modèle d'émancipation politique des monarchies absolutistes occidentales, qui ont vécu le même processus de clivage à la suite de leurs révolutions, en une nouvelle configuration politique partagée entre une droite conservatrice et une extrême droite, comme ils qualifient eux-mêmes les forces démocratiques et progressistes Arabes d'aliénés dans les modèles politiques occidentaux qui revendiquent une émancipation de l'emprise de la religion, généralement de gauche ? Ou alors ! ne serait-il pas plus pragmatique d'envisager ces évolutions comme étant des perspectives inévitables et incontournables de la destinée humaine, par l'affranchissement progressif de toutes les aliénations qui empêchent l'avènement d'une citoyenneté universelle et souveraine. Malheureusement, cette évolution de l'islam politique semble plus s'inscrire dans une dynamique d'échec et de concessions obligées plutôt que d'une évolution des rapports de forces entre les tendances à l'intérieur de ses mouvements. Car, cette amorce d'évolution est en fait un infléchissement dû à une résistance qui lui est extérieure, et qui l'instrumentalise en le détournant de sa trajectoire évolutive, généralement de la part d'islamophobes, de la mondialisation impérialiste, des dictatures et des régimes nationalo-conservateurs corrompus des pays musulmans.

Au-delà de ces considérations, les choix et les tendances politiques de cette élite « néoconservatrice » arabe répondent à une double aliénation, d'abord, celle par calculs stratégiques d'accès au pouvoir, qui est relative au conservatisme de la société, doublement religieux et « néopatriarcal », ensuite, celle qui est relative à l'aliénation dans un état affectif élémentaire, produisant dans l'émotion des résistances de type « ouled el houma », « ouled el bled », « ouled el umma », etc. Voire a ce propos le concept philosophique forgé par le philosophe Serbe Radomir Konstantinovic « Filozofija Palanke » que l'on pourrait traduire par philosophie de bourg, philosophie de village ou philosophie de Provence, il y décrit un esprit de village, provincial et prétentieux, replié sur lui-même, qui conduit inévitablement vers le nationalisme, qui semble satisfaire parfaitement cette correspondance par son caractère tendancieux et autarcique. Cette aliénation affective dans l'islam politique, qui se veut une forme de résistance à l'hégémonisme des puissances occidentales et aux dictatures corrompus entretenues par celles-ci, prétend être une forme originale d'accès à la modernité et à la démocratie à travers son expression de « démocratie islamique », s'appuyant sur des catégories prétendument démocratiques, telles que, la « Choura » islamique ou « Tajmaïth » propre à la culture tribale maghrébine, surinvesties de valeurs démocratiques ! Et, elle va jusqu'à accuser ceux qui contestent cette thèse d'islamophobie et pour légitimer l'islam politique, ils considèrent les courants modernistes arabes comme l'une des formes achevées de l'aliénation culturelle qui contraint les dominés à ne recourir pour se représenter ou exprimer leurs aspirations qu'aux seuls référents et concepts produits et imposés par la société dominante. Et, que s'est en réaction à cette aliénation culturelle, que se fait sentir le besoin chez eux de recourir à des représentations nouvelles, susceptibles de concurrencer l'Occidental sur le terrain de l'idéologie.

Dans cette perspective, ils conçoivent alors, la relation à l'Occident non pas en termes d'échange civilisationnel avec des contenus d'ordre culturel dans un esprit d'échange de savoir et de pensées, à la recherche d'une voie transculturelle et universelle, mais exclusivement en termes commerciaux et technologiques. Ce compartimentage de la culture est une conception du multiculturalisme cosmopolitique qui a fonctionné jusqu'à ce jour sous la forme d'une ghettoïsation culturelle, ou c'est la valorisation des cultures qui garantit apparemment l'autarcie des peuples. Ce multiculturalisme se contente d'enregistrer la pluralité des morales, la pluralité des systèmes juridiques et la pluralité des systèmes politiques associés aux diverses cultures, et se contente d'inviter à la compréhension des autres cultures comme si leur pure et simple existence est justifiée d'elle-même. Ces rapports ont été décrits par Karl Marx dans sa critique de la société comme la luxuriance naturelle, c'est-à-dire tout ce qui était irrationnel et qui s'imposait sans avoir à se justifier. C'était comme si ce fût la nature qui se déployait à profusion de façon non régulable, au même titre que la posture de ces cultures. Elles sont là, et se justifient d'elles-mêmes. Elles sont réduites à des productions et à des expressions des manifestations objectives de la nature. On doit les respecter ainsi comme des personnes morales, et si on ne les respectait pas on ne respecte pas l'humanité qui essaye de s'exprimer à travers leurs contenus. Or, il nous semble que pour s'affirmer, une culture doit faire le tri entre ce qui est objectif et ce qui ne l'est pas, ce qu'elle ne peut pas continuer à soutenir, et prendre une conscience critique de ses limites dans la compréhension même qu'elle a des autres cultures.

Il est nécessaire de la soumettre à la critique, car, les marges des cultures sont à la fois des frontières, et c'est aussi des barrières. il s'agit de voir les limites de sa propre culture et en même temps de voir ce qui dans les autres cultures est essentiel à la notre pour se développer.

Paradoxalement l'islam, lui-même au temps de Mohamed son prophète, s'est constitué essentiellement dans son expression universelle relative à cette époque et à son âge d'or, par un apport culturel de son environnement dans un processus d'acculturation indéfini. À tel point, que le prophète Mohamed lui-même fut persécuté par les membres de sa tribu, qui lui reprochaient d'être aliéné dans des valeurs étrangères, qui offensaient les valeurs et les croyances de leurs ancêtres. Déjà ! l'expression de « la main de l'étranger », qui semble aussi vieille que l'humanité, c'est un « esprit de Palanke » qui frappe sans discriminer toutes tentatives de critiques des traditions et des conservatismes en tous lieux et de tout temps. Partout dans le monde, la droite conservatrice active pour maintenir la singularité culturelle en autarcie. La privation des citoyens des libertés individuelles par des tentatives permanentes d'introduction de préceptes religieux dans le politique, y compris les grandes sociétés démocratiques (France, États-Unis, Angleterre). Partout aussi dans ces grandes démocraties, et également dans le monde arabe, s'opposent à leurs objectifs les démocrates sans adjectifs, la gauche progressiste, les écologistes, et d'autres mouvements alternatifs, qui luttent pour la condition humaine universelle contre la condition du marché et du pouvoir pour le marché, qui luttent pour les libertés individuelles et la justice sociale, la liberté de disposer de son corps et de sa conscience.