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Les constituants tunisiens : Sérénité et embarras du premier jour

par Abdelkader Leklek

Fraîchement élu par 145 voix, contre Maya Jiri, du Parti Démocratique et Progressiste, qui récolta 68 voix sur un collège électoral qui compte 217 membres et autant de voix, dont quatre se sont abstenus.

Mustapha Ben Jaafar, président du Ettakatol, et fondateur du Forum démocratique pour le travail et les libertés en Tunisie, le tout nouveau président de l'assemblée constituante tunisienne plaidera dans son discours inaugural, en faveur de l'édification d'une deuxième République qui consacre la justice sociale et protège les libertés publiques et individuelles.

Il soulignera ensuite, l'impératif de raffermir les relations de la Tunisie avec les pays frères et amis et d'aller de l'avant sur la voie de l'édification du Grand Maghreb Arabe. Mais avant ce discours pour le moins généraliste, comment s'était passée cette première journée de l'Assemblée Constituante Tunisienne ? Pour le savoir, j'ai procédé à un glanage à travers la presse tunisienne et à grappillage des échos venus de l'extrême Nord-Est de mon pays. Faute de matières propres à la mission de la constituante, à travailler, ce qui est normal pour une première journée, qui est essentiellement protocolaire, les médias se sont intéressés aux détails, que voici. Presque dans le détail. Image insolite, et scoop du jour, noteront certains, car au moment de prêter serment, tous les élus de l'Assemblée Constituante avaient, du moins selon un enregistrement vidéo disponible, posé la main droite sur un exemplaire du Coran, comme l'exige le protocole. Tous, sauf Mustapha Ben Jaâfar, qui sera investi président de cette assemblée. A l'instant où l'objectif de la caméra se pose sur M. Ben Jaâfar, on remarque clairement ce dernier répéter les termes du serment après le président de la première séance, Tahar H'mila, mais tout en gardant les mains croisées sur le ventre. Tahar H'mila est le doyen des élus à cette assemblée, à qui avait échue la présidence de la première session solennelle, assisté des deux benjamins élus à la constituante. Le jour même Monsieur H'mila créera une polémique qui fera, sans doute, long feu. Il déclarera sur une radio périphérique F M, qu'il avait des informations sur l'assassinat du leader syndicaliste, Farhat Hached abattu, en 1952. Monsieur le doyen d'age des constituants tunisiens, doit avoir une mémoire performante, pour pouvoir se souvenir d'un évènement, certes important, mais 60 ans après ! Et, il mit en cause des personnalités politiques tunisiennes, dont certaines, bien connues, tous aujourd'hui disparus. Pour sûr que l'affaire connaîtra d'autres rebondissements.

Quant à Mustapha Ben Jaafar, en vieux routier de la politique, il prêtera serment la main sur le Coran, cette ci, quand il fut intronisé président, son coup de garder la première fois, ses mains sur le ventre était-il calculé ? Avant le début des travaux, sur l'esplanade devant le palais du Bardo, cette résidence beylicale du XVe siècle, abrite depuis l'indépendance de la Tunisie, le 20 mars 1956, le siège des deux chambres du parlement tunisien. La Chambre des députés et la Chambre des conseillers, ainsi que le musée national du Bardo , célèbre pour sa collection fabuleuse de mosaïques romaines. L'agencement de ce musée, retrace également toute l'histoire de la Tunisie à travers ses nombreuses salles, coursives et galeries. Il y avait foule, de curieux intéressés, et des militants de toutes les causes, selon un journaliste. La foule était des plus hétéroclites. Il y avait les mères des martyrs qui se tenaient à l'entrée montrant ostentatoirement les portraits de leurs enfants. En face, se tenaient des militants de la cause féministe, des activistes des droits de l'homme, des sympathisants communistes et nationalistes-arabes, beaucoup d'associations et des slogans pèle mêle, jusqu'à la confusion cacophonique. Et bien sûr les plus célèbres des mots d'ordre, comme : « des citoyens pas des sujets », « la Tunisie est un Etat civique pas un califat » .Un peu plus loin, un drapeau rouge floqué d'une faucille et d'un marteau flottait. Une grande pancarte condamnait et refusait de concert, l'ingérence du Qatar et le diktat des pays occidentaux, sur la Tunisie future. Les militants d'Amnesty International avaient déployé une banderole appelant à l'abolition de la peine de mort. Cette ambiance festive, fut perturbée par un incident, mineur mais expressif. L'élue sur la liste d'En-Nahda dans la circonscription Tunis II, Souad Abderrahim, avait été apostrophée et quelque peu brutalisée par d'autres femmes.

Ces dernières lui reprochaient des déclarations qu'elle avait faites, condamnant les femmes célibataires. Elle fut secourue par des journalistes et des policiers, semble-t-il, arrivés trop tard. Il n'en demeure pas moins que le nouveau président de la constituante, n'avait pas manqué de dénoncer, dans son premier discours en cette qualité, l'agression commise contre sa collègue, ce mardi matin, journée historique pour la Tunisie nouvelle, devant la Chambre des Députés. Il fera remarquer que « chaque constituant est un représentant du peuple et non un représentant d'une région ou d'un parti ». Le lendemain, mercredi 24 novembre, madame Souad Abderrahim, qui se pressente sans foulard sur la tête, pour porter le message, du parti islamiste vainqueur des élections à l'assemblée constituante, alors que ce parti, n'avait pas participé à la révolte qui, avait fait fuir Ben Ali. Déclarera ce qui suit : ?' On a complètement détourné le sens de mes propos pour me faire dire que, je rejette en bloc les mères célibataires. Il n'en est aucunement le cas, car je sais qu'il y a des femmes victimes d'abus, de viol et de la marginalisation socio-économique à qui il faut tendre la main. Ce que j'ai refusé était le choix qu'on fait d'être mère célibataire. Car il y a des femmes qui revendiquent le droit d'avoir des enfants en dehors du mariage tout en ayant des lois qui les protègent. Cette catégorie de femmes ne peut aspirer à un cadre légal, à mon sens''.

Au dehors à l'heure d'arrivée des nouveaux élus, qui allaient pour la première fois découvrir les lambris de la république, le protocole et les préséances. La foule selon des reporters, reconnaissait tantôt d'anciens R C Distes, du président fuyard, sinon d'anciens policiers, ou bien des membres de la puissante centrale syndicale U.G.T.T, c'est-à-dire de supposés fauteurs de troubles. Certaines femmes avaient hué les élus d'En-Nahdha, leur reprochant d'avoir lors d'un meeting organisé durant la campagne électorale, amputé l'hymne national tunisien, Houmat Al Hima - les protecteurs de la nation, d'une strophe. Cet hymne dont le texte avait été écrit en 1930 par le syro-égyptien Mostafa Er-Rafi'i, avait formellement remplacé l'hymne beylical, dès l'indépendance de la Tunisie en 1956, et la proclamation de la république le 25 juillet 1957. Il ne fut officialisé comme tel, qu'en 1987, sous Ben Ali. Le passage que ceux du parti islamiste tunisien auraient escamoté, serait un rajout au texte initial, fait bien plus tard que 1930, dès 1955, et, est l'œuvre du grand poète tunisien mort à 25 ans, Aboul Kacim Ech-Chabbi. Ce couplet traduit en français selon une traduction, qui pourrait valoir d'autres également acceptables, donne ceci : ?'Lorsqu'un jour, le peuple décidera vivre, Le destin se devra de répondre ! Les ténèbres devront se dissiper ! Et les chaînes devront se briser !''. Ce couplet est tellement beau, dit en arabe, que je ne résiste pas à l'envie de le proposer au lecteur, en sa version originale transcrite en caractères latins : Idha ach-cha'abou yaouman arada al hayat/ fala bouda an yastajib al qadar/ ouala bouda lil layla an yanjali/ ouala bouda lil qaydi an yankassir /. Ces vers parait-il, héritent tous les islamistes de par le monde. Saurons-nous, un jour quelles en sont les raisons ? Toujours est-il que l'arrivée la plus attendue et la plus scrutée, ce jour d'ouverture, était celle de Rached Ghannouchi, le leader d'En-Nahdha, de son vrai nom Rached Kheriji. Bien conseillé par ses communicants, il mettra la forme. Il fera une entrée très remarquée, puisqu'il pénétra dans la salle, aux bras de madame Manoubia Bouaziz, la mère de Mohamed Bouaziz, qui depuis quelques mois déjà, habite avec sa famille, la banlieue nord, chic, de Tunis, du coté de la Marsa, bien éloignée de Sidi Bouzid. Pour un coup de communication, il n'aura pas lésiné, ni sur le casting ni sur les moyens. Durant tout le cérémonial d'ouverture, la mémoire et le souvenir de ceux qui sont tombés lors des journées de soulèvement, qui avaient fait fuir Ben Ali, ont fortement plané sur l'ambiance de la première session de la constituante.

Leur évocation était générale, tous les présents étaient convaincus de leur devoir, quelque- part, la venue à la vie de la Tunisie nouvelle. Mais toute cette empathie pour les victimes et pour leurs familles, fut jugée par certains, incomplète, inachevée et exclusive. Selon des médias tunisiens, lors de l'hommage rendu, aux victimes de la révolte :''Les forces de sûreté intérieure n'ont pas été citées, comme les autres martyrs, lors de l'hommage rendu aux martyrs à la cérémonie d'ouverture de l'Assemblée constituante, mardi 22 novembre2011. Les forces de sécurité réclament des excuses de la part de l'Assemblée pour cet oubli. En effet, toujours selon les mêmes médias, Nabil Majii, secrétaire général du Syndicat des forces de sûreté intérieure à Gabès, s'est offusqué, faisant part de sa déception ainsi que la déception des siens. «Nous avons été parmi les personnes les plus exposées au danger pendant la révolution et nous avons, également, contribué à sa réussite» a-t-il insisté, soulignant que lors de la révolution les forces de sûreté intérieure ont perdu 42 membres''.

Une autre personnalité était très recherchée et guettée. Il s'agit du général Rachid Ammar, le chef d'état major inter armées. Il serait l'homme qui aurait refusé de tirer sur la foule en Tunisie, sur ordre de Ben Ali. Mais c'est surtout l'homme qui est descendu le 24 janvier 2011, à la rencontre de la foule des manifestants, sur la place de la casbah à Tunis. Geste qui dit-on avait confirmé que l'armée tunisienne cautionnait la révolte, et les révoltés du 14 janvier. Discret comme tous ses collègues de l'armée tunisienne, que Bourguiba avait, dès l'indépendance du pays confinée, dans les casernes, lui assignant un rôle constitutionnel éloigné de toute pratique politique, qu'il réservait aux seuls civils. Le général en chef de l'armée, assurant transitoirement, les fonctions de ministre de la défense, se présenta en, uniforme. Il prit place sur un des sièges réservés aux membres du gouvernement, évitant tout contact avec les médias. Mais dès la levée de la séance matinale, toute la presse tunisienne, rapporte que plusieurs élus sont allés vers le général de corps d'armée pour le saluer, dont beaucoup d'En-Nahdha, qui avaient pris des photos en sa compagnie

L'après midi, un autre incident, des plus inattendus, troubla la sérénité des travaux à leur début. Malgré la forte présence de toutes les équipes de fonctionnaires, qui d'habitude, veillent au bon déroulement des séances au palais du Bardo, depuis 1956, et qui étaient aux petits soins, des frais élus de la Tunisie d'après révolte. Cet embarras a été déclenché par le dernier numéro de la revue mensuelle tunisienne, Le Maghreb Magazine. La revue en question avait été distribuée, durant la pause, et miraculeusement posée par des mains invisibles, sur chaque pupitre de tous les élus. Elle contenait un article critique visant les listes d'El Aridha. L'article incriminé était consacré au « Mystère El Hachmi Hamdi », le millionnaire propriétaire de la chaîne satellitaire E l- Moustaqila, basée à Londres, et dont la liste avait remporté le 23 octobre 2011, 19 sièges, sans que ce leader, ne mette une seule fois les pieds en Tunisie depuis la révolte du 14 janvier .L'article était illustré d'une caricature représentant El Hachemi Hamdi, portant une corne d'abondance, cette source inépuisable de bienfaits, selon la mythologie grecque. En l'espèce, il s'agissait pour les auteurs de l'article et de ceux qui avaient pris l'initiative de le distribuer, aux nouveaux élus, de faire passer le message suivant : la liste El-Aridha Ach-Chaabia,- la pétition populaire- et tous ses élus, ne doivent leurs sièges qu'aux voix de dizaines de tunisiens, achetées par l'argent de son leader. Ils sont donc tous été frauduleusement élus, et ne méritent pas de représenter la troisième force politique du Tunisie, ni par conséquent de siéger à l'assemblée constituante. Ce qui n'a pas était du goût des élus de cette liste, dont l'un d'eux s'était élevé contre cette provocation visant à marginaliser ce groupe d'élus, et demanda au président de la session de procéder à la récupération de tous les exemplaires distribués. Il réclamera ensuite l'ouverture d'une enquête afin d'identifier les auteurs de cette action. D'ailleurs dès le dimanche 20 novembre, El Hachemi Hamdi, le leader de la pétition populaire déclarait sur sa chaîne, toujours à partir de Londres que : ?'la nouvelle Assemblée constituante est dépourvue de légitimité morale et politique''. Et que de ce fait, il avait décidé de geler sa participation à ses travaux. Finalement, les esprits se calmèrent. En plus sérieux cette fois-ci, et selon l'économiste et plusieurs fois ministre, Chedly Ayari, dans une contribution publiée par le nouveau mensuel tunisien, Leaders, la jeune assemblée, entamera six chantiers durant sa législature, prévue initialement pour une année. L'ancien ministre sous Bourguiba les cite ainsi :

?' Chantier 1 : l'élaboration d'une nouvelle Constitution pour le pays, Chantier 2 : la désignation d'un Exécutif de transition, Chantier 3 : l'affirmation du pouvoir législatif de l'Assemblée, Chantier 4 : la prise à bras-le-corps des dossiers économiques et sociaux urgents, Chantier 5 : l'encadrement de près, du processus de relance de la croissance économique en 2012,et Chantier 6 : l'ouverture, sans retard, du chantier des réformes de structures de fond, y compris la refonte du modèle de développement en vigueur et de son mode de gouvernance''. Coté conservation du souvenir de l'évènement, le réalisateur tunisien Mohamed Zran, était là avec sa caméra pour immortaliser, cette journée anniversaire. Selon un journaliste, qui avait questionné le cinéaste, sur sa présence. Zran répondit : je suis en train de filmer les dernières scènes de «dégage», un film documentaire que j'ai entamé depuis la révolution du 14 janvier». En effet, a-t-il ajouté: les scènes d'aujourd'hui captent les premiers fruits de la révolution».

 Au sujet de ce film événement, le réalisateur a déclaré : «Ce long-métrage résume l'itinéraire de toutes les phases de la révolution de la dignité et de la liberté. Il s'agit, à mes yeux, d'une réhabilitation pour le peuple tunisien qui a milité et tenté avec des moyens simples et modestes de lutter contre la pauvreté et la marginalisation. Je l'ai voulu un hommage aux enfants de Sidi Bouzid, Kasserine, Thala, Regueb et biens d'autres régions tunisiennes démunies, depuis lesquelles s'est déclenchée la première flamme du printemps arabe».

Enfin, plus sentencieux que jamais, le quotidien francophone fondée en 1936, la Presse de Tunisie, titrait son éditorial du 24 novembre 2011, c'est-à-dire le lendemain de la première session officielle de l'assemblée constituante tunisienne, ainsi :'' Le congrès s'amuse'', qu'il concluait de la sorte : Le tout, s'est passé, dans une atmosphère bon enfant. Ce qui a fait dire au président de cette session, lui aussi novice, de constater que tout est plus plaisant lorsque cela se passe en s'amusant au lieu de s'affronter. Le Congrès s'est amusé. Même si certains étaient déçus de voir toutes ces femmes, se cachant sous des voiles et des habits uniformes et de ces hommes mal rasés, pas très nets. Heureusement il y avait aussi des femmes et des hommes de la Tunisie nouvelle, celle que l'on connaît, riche de 3.000 ans de civilisations et de cultures. Une séance haute en couleur. Même à l'extérieur du Palais du Bardo, des manifestants sont venus rappeler aux élus leurs engagements. Dans les premières déclarations, on relève du déjà entendu, la langue de bois ayant la vie dure. Autre réalité: le pouvoir corrompt''. Ce constat, du quotidien qui se définit authentiquement tunisien, n'est pas infondé, car comment expliquer que le parti vainqueur de cette, En-Nahdha, 90 sièges, cède avec une facilité déconcertante, à d'autres partis les postes aussi importants, que la présidence de la constituante, à Mustapha Ben Jaafar, 21 sièges, et la présidence de la république, à Monsieur Moncef Marzouki, 30 sièges. En-Nahdha se contentera de la présidence du gouvernement qui sera assurée par Hamadi Jebali. A première vue il s'agit d'un partage des principaux postes au sommet de l'Etat tunisien, basé sur des arrangements politiciens équivoques, pour réaliser un programme politique inconnu et qui n'existe même pas. Mais alors le constat de l'éditorial de la Presse de Tunisie, serait-il prémonitoire ? Ce serait dommage pour tous ceux morts, afin qu'à Tunis, les jasmins à nouveau refleurissent.