Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

La femme et le cafard

par Boudaoud Mohamed

Laârbia bent Mankour vivait paisiblement, rognant dans une délicieuse résignation le temps qui séparait son corps du pourrissement fatal qui nous attend. Un jour, alors qu'elle était en train de dépoussiérer la valise qui contenait sa dot, assise sur le lit conjugal, un cafard luisant et visqueux surgit des replis du déshabillé qu'elle avait porté pendant sa nuit de noces et grimpa sur sa main. Épouvantée, elle poussa un hurlement qui brisa en mille morceaux l'écran du téléviseur sur lequel, depuis quinze longues minutes, deux personnes de sexes opposés se lançaient des regards et des soupirs polissons.

 Mais dominant la nausée qui avait envahi sa gorge et l'effroi qui avait amolli ses jambes, la femme se leva précipitamment et s'empara d'une chaussure qui gisait à ses pieds, décidée d'écrabouiller le dégoûtant insecte noir qui avait souillé les petites taches de sang sacrées avec lesquelles, trente ans auparavant, elle avait persuadé l'homme qui l'avait choisie pour épouse, qu'elle était aussi innocente et pure que lorsqu'elle avait été chassée du ventre béni de sa mère.

Cependant, au moment précis où la grosse semelle en caoutchouc allait s'abattre sur la bestiole et répandre ses entrailles blanchâtres sur le sol, bien que la chose soit incroyable chez un humain, une pitié étrange inonda le cœur de la femme et vida sa main de la rage meurtrière qui la gonflait. La chaussure fut arrêtée net à un doigt de la carapace fragile de l'animal coupable. Le cafard échappa ainsi au sort mystérieux qui frappe son peuple depuis des milliers d'années.

Alors un événement extraordinaire eut lieu, qui faillit refroidir définitivement la viande spongieuse de notre héroïne. D'une voix envoûtante, l'insecte s'adressa à elle en ces termes :

- Je le pressentais, Madame, en me chargeant de cette visite d'inspection, qu'aucun lien ne vous liait aux cochons qui pullulent aujourd'hui sur la terre ! Le déshabillé de votre nuit de noces est étoilé de tâches bénies qui crient votre pureté, Madame. Mais j'ai tenu à m'assurer pour bâillonner un doute qui s'est insinué en moi, polluant ma certitude. C'est que ces signes ne sont plus aussi fiables qu'ils l'étaient jadis. Les mœurs ont beaucoup changé, Madame. C'est pourquoi je me suis métamorphosé en cafard. Car je ne suis pas un insecte, mais un ange, Madame ! Le choix de cet animal m'a été dicté par l'horreur meurtrière que les humains nourrissent à l'encontre de ces pauvres petites bestioles noires. J'ai jugé que c'était là un moyen efficace et probant qui me permettrait d'arrêter un jugement définitif sur vous, Madame. Et je ne me suis pas trompé ! Vous ne m'avez pas écrasé comme l'auraient fait tous les autres ! J'ai maintenant la certitude que vous êtes une âme pure, Madame ! Le parfum qui sature votre déshabillé est celui d'une sainte ! Félicitations, Madame ! Mais avant de disparaître de votre vue, je serais heureux d'éliminer de votre vie un ou deux petits soucis. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, Madame ? »

Les os liquéfiés par une violente émotion, Laârbia bent Mankour pleura longuement. Dieu seul sait comment cette femme réussit à surmonter un choc pareil. Car, chose impossible à croire, notre héroïne survécut à cette histoire qui aurait envoyé beaucoup de gens parmi nous dans un asile de fous.

Quand son corps se dessécha, avec une voix chevrotante, péniblement, la femme put adresser quelques paroles au faux cafard qui attendait, figé dans un silence plein de respect et de compréhension. La tête et les yeux baissés humblement, elle murmura : « Mes yeux sont épuisés. J'éprouve de plus en plus de peine à passer un fil dans le chas d'une aiguille. Mon mari découvre de temps à autre des taches sur ses vêtements et sa cuillère, qui provoquent sa colère. J'ai peur. Pouvez-vous aiguiser mon regard ? Je désirerais des yeux nouveaux. » L'ange répondit : « Votre vœu est déjà réalisé, Madame ! Prenez une aiguille et un fil et vérifiez de vous-même ! Adieu ! » Puis, il disparut. Encore tremblante, la femme s'exécuta. Ce fut un miracle !

Le trou de l'aiguille à coudre, qui d'ordinaire détraquait ses nerfs, était maintenant nettement visible et ses doigts passèrent le fil avec une facilité qui l'émerveilla. Pour se convaincre qu'elle n'était pas victime d'une illusion et jouir des yeux magiques qu'elle possédait maintenant, elle répéta le geste plusieurs fois, les lèvres fébrilement agitées par des prières.

Un instant plus tard, alors qu'elle s'apprêtait à vaquer à ses occupations habituelles, un malaise mêlé d'inquiétude s'insinua dans son corps et oppressa sa poitrine. Instinctivement, elle leva la tête et regarda attentivement autour d'elle. Ce qu'elle vit lui souleva le cœur et un frisson de dégoût traversa son dos. Une laideur visqueuse et opprimante suintait de tous les objets sur lesquels se posèrent ses yeux. Rien n'avait été épargné dans la maison. Ce sont surtout les murs qui l'accablèrent. Pourtant, son mari venait de les repeindre et de jolies gravures les décoraient. En frémissant, elle prit conscience que c'était la première fois qu'elle les voyait vraiment. Ils se dressaient autour de son corps, trompeurs, menaçants, écrasants, affreux.

Alors, comprenant ce qui venait de lui arriver, elle se mit à sangloter, accablée. Des soupirs et des paroles amers jaillirent de sa poitrine. « Mes nouveaux yeux me font voir ce que je ne voyais pas auparavant. Je n'aurais pas dû demander à l'ange d'aiguiser mon regard. Tout ce que je voulais, c'était de pouvoir passer un fil dans le chas d'une aiguille et nettoyer soigneusement les vêtements de mon époux.

Mais je supporterai cette horrible et oppressante laideur comme j'ai supporté d'autres malheurs. Je fixerai mes yeux sur mon mari et mes enfants. Ils me feront oublier ce nouveau coup du sort. »

Cependant, il était écrit avec une encre noire et indélébile, que les choses ne se passeraient pas comme l'avait décidé cette créature humaine nommée Laârbia bent Mankour.

En effet, lorsque son époux et ses enfants rentrèrent à la maison, elle faillit sombrer dans la folie, et épouvantée, elle courut s'enfermer dans sa chambre, prétextant un malaise. Étendue sur le ventre, le visage dans les mains, sanglotant, elle marmonnait : « Seigneur ! que m'arrive-t-il ? Seigneur ! c'est mon mari ! ce sont mes enfants ! Je Vous en prie ! débarrassez-moi de ces yeux ! Quelle horreur ! Comment pourrais-je continuer à vivre dans la même maison qu'eux ? J'ai failli étouffer ! Leurs corps s'agitaient autour de mon corps, affamés, laids, criards, enfiévrés, poisseux, nombreux, menaçants, exigeants, étrangers, encombrant dangereusement l'espace ! J'ai failli étouffer ! J'ai failli vomir ! Un désir de tuer s'est emparé de moi ! Je me suis vue les lardant avec un grand couteau ! Du sang noir giclait de leurs corps et éclaboussait mon corps ! J'avais les cheveux défaits et la haine déformait mon visage ! Une voix me chuchotait dans l'oreille : « Pars ! Pars ! Fuis ces corps voraces et assoiffés ! Ils te dévoreront ! Ils te suceront la moelle des os ! Ils boiront ton sang ! » Seigneur ! protégez-moi ! C'est mon mari ! Ce sont mes enfants ! Je m'agenouillerai jour et nuit pour prier ! Je prierai sans répit et, avec le temps, patiemment, je dresserai ainsi mes yeux, je les émousserai? »

Laârbia bent Mankour pria sans répit.