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Monologue du blédard parfumeur

par Akram Belkaid: Paris

Qu'est-ce que ça me fait plaisir de te voir ! Trente ans au moins, hein ? Tu sais, j'en ai ch? dans ce quartier pour me faire une clientèle. Au début, la population n'était pas la même. Il y avait encore beaucoup d'immigrés, des chibanis à la retraite qui avaient travaillé dans les usines Citroën. Et puis, petit à petit, les bobos ont commencé à s'installer. C'est là où j'ai commencé à sortir la tête de l'eau. Avant, la parfumerie ne tournait bien qu'à Noël. Et encore. Il fallait que j'embauche une ou deux intérimaires pour m'aider. L'un dans l'autre, je ne gagnais pas beaucoup d'argent.

Quand j'ai racheté le fond de commerce, un copain m'a dit, change ton prénom : Lakhdar, ça va faire fuir les bourgeoises. Il m'a dit aussi, ça va te créer des ennuis avec tes employées. Elles auront honte d'avoir un arabe pour patron. Ça m'a fait réfléchir mais j'avais du mal avec l'idée de changer de prénom. Pas possible de faire comprendre ça à la famille. Mais, dans le même temps, Lakhdar? Alors j'ai coupé la poire en deux. Ça fait quinze ans qu'on m'appelle monsieur Riad. Je trouve que ça fait bien. Je m'y suis habitué. Même ma femme m'appelle comme ça. De toutes les façons, je n'ai pas une tête à m'appeler Thierry ou Gaston.

Je n'ai aucun problème avec la clientèle du quartier. Tu ne peux pas imaginer le nombre de nationalités et d'origines différentes. Il y a des Français de souche, bien sûr, et encore, il y en a, je me demande s'ils ne viennent pas d'ailleurs mais ça ne me regarde pas. Je n'en parle que si c'est eux qui font le premier pas. Un bon commerçant, il ne raconte jamais sa vie. Il écoute ses clients parler de la leur. Où est-ce que j'en étais ? Ah, oui. Il y a des Coptes égyptiens, des Iraniens, des Juifs de Tunisie, des Libanais, bien sûr, et de plus en plus d'Asiatiques. Pour moi, c'est du tout bénéf'. Chacun à ses fêtes particulières et la boutique en profite.

En fait, il n'y a qu'une seule clientèle avec qui j'ai des soucis. Tu devines de qui il s'agit... Les Algériens, bien sûr. De qui veux-tu que je parle ? Pas tous, oui? Mais, il y a de vrai cas. Tu les vois au début, bien habillés, tu ne te méfies pas. Mais, ensuite? Il y en a un qui habite dans l'immeuble juste en face. J'ai fait la bêtise de lui dire que je venais du bled. Maintenant, il se croit chez lui dans la boutique. Une fois, il est rentré et a hurlé : «Assalaaaam Alaïkoum !». J'avais deux ou trois clientes, des cathos, elles ont sursauté. Même mon employée albanaise a eu peur. Tu imagines la scène. Il a fallu que je lui explique que ça ne se faisait pas. J'ai du insister pour qu'il promette de ne plus recommencer. Mais je suis sûr qu'il va finir par le faire.

Il y en a un autre, qui veut me faire la bise à chaque fois qu'il rentre dans le magasin. Je ne le connais pas. On ne s'est parlé qu'une fois parce que j'étais sur le trottoir à fumer une cigarette. D'abord, il m'a cuisiné jusqu'à savoir de quel région je venais.

Ça donnait un interrogatoire du genre : «T'es de Tizi ? Alors, Constantine ? Non ? Sétif ? Ah, Batna. Tu connais la famille flène ?». Il ne m'a lâché que lorsqu'il nous a trouvé une connaissance commune. Maintenant, il se comporte comme si on était amis depuis toujours. Comment on dit déjà ? Oui, c'est ça : dsara.

Les femmes, c'est pareil. Tu te dis que la France va changer ce qu'il y a dans leur tête mais tu te trompes. Il y en a une, zaâma universitaire, enfin c'est ce qu'elle dit, qui m'a proposé un jour de faire des affaires. Tu sais à quel genre de deal elle pensait ? Elle voulait récupérer les invendus et les produits de beauté périmés pour les revendre au bled. Qu'est-ce que tu veux que je lui réponde ! Tu me vois dans ce genre de combine ? Son mari, c'est pareil. Un drôle de coco qui fait l'aller-retour avec le bled. Il a toujours des plans bizarres.

Tiens, juste la semaine dernière, il me demande si je peux lui rendre un service. Moi, je demande lequel en m'attendant à ce qu'il me parle d'un stage pour son fils ou d'un job d'été. C'est très fréquent dans le quartier. Et là, tu ne vois pas qu'il me demande où il peut trouver des microscopes pas trop chers. Mais, pourquoi moi ? Pour lui, la parfumerie et les microscopes ça va peut-être ensemble. Ou alors, il doit croire que je fais des expériences chimiques dans l'arrière-boutique.

Et le plus bizarre, c'est qu'il n'a pas voulu me dire pourquoi il cherchait des microscopes ! Moi, la dernière fois que j'en ai utilisé un c'était au collège pendant le cours de sciences naturelles. Tu te souviens des fougères qu'on allait chercher au val d'Hydra ? Quelle expédition?

Il faut aussi que je te parle d'un autre cas. C'est un médecin. Il gagne bien sa vie. Chez moi, il a même une carte de fidélité. Sa femme est très bien. Rien à dire. Je me disais, celui-là, il n'est pas comme les autres. Et puis, un jour, sans que je sache pourquoi, il s'est mis à m'appeler «ploum-ploum». Ça le fait rigoler. Moi pas. Je trouve ça insultant et je vais finir par lui casser la figure. Je le lui ai dit. Il continue quand même. Le soir, quand il passe devant la boutique, il me lance «ouèche, ça va ploum-ploum ?» J'ai du expliquer aux vendeuses que c'était un vieux parfum de chez nous. C'est pas normal, khô. Ce type, il a quarante ans au moins. Il en est encore à ce genre de gamineries. Ça te fait rire ? Quoi, Capilène ? Tu me cherches ou quoi ? Tu vois, toi aussi t'es atteint comme eux? Il y a des moments où je me dis que j'aurais peut-être mieux fait de me faire appeler Gaston ou Douglas. Oui, t'as bien entendu : Douglas. Ça aurait fait Américain. J'aurais eu moins de souci avec nos zigotos.