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Un bourg sans joie

par Mohammed ABBOU

Sur un continent voisin, le bourgmestre désabusé d'un bourg cossu et gâté par une nature profuse, est fortement déçu par l'état d'esprit de ses administrés. La tristesse qui plombe l'ambiance générale est frappante ; les gens se croisent dans une quasi-indifférence, les mines tristes, les gestes mécaniques et le sourire rare.

Pourtant les rues ne sont pas désertes, au contraire, elles grouillent de monde, l'activité marchande est aussi intense que dans d'autres cités. Les gens achètent beaucoup et consomment autant ; les vendeurs de quelque chose sont aussi nombreux que les acheteurs de n'importe quoi. La rotation de l'argent entre les mains est même difficile à égaler ailleurs.

La cité est un éternel chantier entretenu par de petites mains vaillantes, venues d'une contrée lointaine.

Le budget de la cité généreusement arrosé par la manne naturelle, autorise les dépenses les plus imprévisibles.

Cependant la joie de vivre a déserté les lieux et depuis quelques temps déjà. Plus personne ne semble la rechercher. L 'élu pense même qu'il est le seul à s'en inquiéter . Ses administrés, selon son point de vue, ne réagissent plus qu'aux privations matérielles et ne réclament que le confort physique. Ils semblent avoir abdiqué leur propre droit au bonheur.

L 'inquiétude de l'édile est d'autant plus insupportable que, dans le voisinage, des bourgades moins prospères arrivent à donner plus de sens à leur vie.

Et d'après les émissaires qu'il y a dépêchés, dans le premier village visité, la nature ne peut être plus ingrate, les terres y sont stériles et le sous-sol aussi vide que le néant. Mais les gens y sont si besogneux et la gouvernance si vertueuse que des matières sont confiées, de partout, au village pour y être transformées et repartir en produits finis pour inonder le reste du monde. L 'effort y est, certes, soutenu mais les gens trouvent le temps de jouir, en toute légitimité, des fruits de leur labeur grâce à une organisation avisée et juste de leur cité.

Dans un second village, la nature n'y est pas plus généreuse mais sa prospérité vient de la confiance que lui fait son environnement ; les opérateurs étrangers y trouvent discrétion et sérénité et acceptent de rétribuer leur satisfaction et leur tranquillité avec largesse.

Les habitants, depuis des lustres, veillent scrupuleusement sur les vertus qui les font vivre.

Quant au village le plus proche, il a fait depuis longtemps de sa culture un industrie et les gens y vivent de leurs violons d'Ingres.

Comment, dans ses conditions, éviter le plaisir quand on vit de ce qu'on aime, même chichement, mais dans la liberté et la dignité ?

Le bourgmestre ne comprend pas comment la félicité peut être inversement proportionnelle à la prospérité matérielle ?

Comment faire pour que les cendres émotionnelles de la cité puissent donner un meilleur avril?

C'est alors qu'il croit avoir une bonne idée : son pays, il y'a de cela longtemps, était féru de théâtre de marionnettes. L 'engouement était si partagé que, pour satisfaire la demande, les représentations se donnaient plusieurs fois par semaine ; au point que le village a hérité d'une salle spécialement conçue pour ce genre de spectacle vivant. L'établissement, élevé au bout de la place publique et fermé depuis de nombreuses années, est aujourd'hui en piteux état.

Le bourgmestre convoqua aussitôt son échevin, qui était aussi président de l'association des anciens du village et qui a été marionnettiste dans sa jeunesse, animant le personnage du maquignon et lui prêtant sa voix.

Il lui ordonna d'œuvrer à réhabiliter la salle et à reconstituer la troupe, espérant redonner la joie aux habitants et peut-être l'enthousiasme d'antan.

Le bourgmestre débloqua les crédits nécessaires pour la remise en état des lieux et chargea son adjoint d'ouvrir les concertations avec ses anciens collègues intermittents du spectacle et de prospecter de nouveaux talents.

L'échevin, honoré par le choix de son supérieur, se mit aussitôt au travail, promettant à qui voulait l'entendre qu'il offrait à tout un chacun la chance de rendre le sourire à ses concitoyens.

Mais l'écho à son appel fut décevant, la plupart de ses anciens compagnons de scène sont allés faire fortune ailleurs et les jeunes talents cherchent plutôt des raccourcis pour les rejoindre.

Cependant, nullement découragé, le préposé du Chef, confiant en sa bonne étoile, promet de n'épargner aucun effort pour faire du village un autre «Puy du Fou ». Il se demande, toutefois, comment le bourg qui a produit tant de bourgeois demeure un bourg sans joie.