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La cantine nationale

par Mohammed ABBOU

Quelque part sur le véritable continent que constitue notre beau et riche pays, survit une petite bourgade peuplée d'hommes et de femmes rompus aux rigueurs d'une vie de labeur et de privations.

Les habitudes et les traditions ancestrales ont été à peine dérangées par «l'intrusion» d'une école primaire, seule témoin d'une indépendance tant chantée au Nord.

L'école, composée d'une immense cour face à quatre salles de classes n'a subi aucune évolution notable depuis son ouverture il y'a une décennie. Maintenue, vaille que vaille par quatre enseignants dont le plus âgé en assure également la direction, elle n'a pas connu, non plus, de variation sensible dans ses effectifs. Le nombre des élèves y ayant achevé avec succès leur cycle se comptait sur les doigts d'une main. Ils appartiennent tous à des familles aisées, relativement au niveau de vie des lieux, qui disposent des moyens d'envoyer leur progéniture poursuivre ses études dans les grandes villes voisines.

Pour tous les autres le redoublement est automatique jusqu'à l'épuisement de leurs droits dans la limite d'âge autorisée par la loi.

Le problème de gestion des effectifs ne s'est jamais réellement posé jusqu'à la célébration des dix ans d'existence de l'établissement, il y'a deux ans. A cette date, de nombreux élèves avaient atteint l'âge limite d'admission à l'école et après des redoublements répétés devaient, légalement, quitter définitivement l'école.

Les parents qui n'ont que rarement manifesté un intérêt à la scolarité de leur enfants, se sont subitement réveillés et se sont mobilisés pour exiger une nouvelle chance pour leurs rejetons qui, en d'autres circonstances, auraient subi l'exclusion sans autre forme de procès.

Les enseignants, après avoir tenu conseil, ont estimé que l'environnement immédiat n'offrait aux élèves « sortants » aucune alternative et que l'attitude des parents bien que tardive méritait une réponse favorable. Cependant, l'année de la dernière chance n'ayant , évidemment, rien résolu face à un lustre de carence , le problème s'est reposé dans toute sa plénitude à la nouvelle rentrée.

Avant la tempête, les enseignants, forts de l'expérience de l'année précédente, ont tenu conclave pour se préparer à convaincre les parents déçus que la réadmission de leurs enfants est peine perdue pour tout le monde. Pour les jeunes d'abord qui gagneraient à se diriger vers l'apprentissage d'un métier dans les meilleurs délais. Pour les parents, qui seraient plus rassurés sur l'avenir de leur enfants en participant à leur orientation professionnelle. Pour l'école, enfin, qui accorderait plus d'espaces aux nouveaux venus et consacrerait les efforts des enseignants aux élèves encore en formation. Mais, ceci étant dit , il n'est pas facile de tenir des propos, même très sensés et rationnels, à des parents qui veulent coûte que coûte que les portes du savoir qui ne se sont pas ouvertes pour eux s'ouvrent à leurs enfants. Des adultes qui se tuent au labeur et se privent pour que les jeunes générations ne connaissent pas leurs privations culturelles et leur soif de savoir. Des adultes qui veulent investir leurs sacrifices dans l'épanouissement de la jeunesse ; qui veulent la voir progresser, donner libre cours à ses talents, s'ouvrir sur les sciences, sur le monde, sur les autres, créer et jouir des bienfaits d'une intelligence accomplie et libre. Un long et pesant silence marqua la fin des concertations du petit groupe d'enseignants. Un silence chargé de la perplexité des quatre maîtres d'école face à l'écrasante responsabilité dont ils se sentent investis dans un désert culturel qui n'a d'autre oasis que leur école. Toujours en silence, leur ainé leur fit signe de rejoindre la salle attenante à leur lieu de réunion où les attendent, depuis quelque temps déjà, les parents d'élèves. Des parents assurément rongés par l'angoisse, inquiets pour l'avenir de leurs enfants et qui risquent de ne pas être très perméables à la logique de fonctionnement de l'institution éducative. Le « Directeur » au nom de ses collègues et de sa tutelle déclina avec tristesse mais fermeté, un à un, les arguments qui s'opposent imparablement à la doléance plus qu'évidente attendue du représentant des parents. Mais à la surprise de ses interlocuteurs, celui-ci ne sollicita nullement la réadmission scolaire pour les exclus mais seulement le bénéfice de la cantine.

Au-delà des parents concernés, tous les habitants semblent considérer que les jeunes de la bourgade ont aussi le droit à une part des largesses publiques, et, l'école étant le seul vecteur d'allocation de cette part dans leur espace , ils estiment leur demande parfaitement fondée. Désemparé le directeur qui n'avait pas prévu de parade hors du champ pédagogique sollicite, vainement, une aide dans les regards de ses collègues aussi ahuris que lui. Il se résolut à quitter la salle pour rejoindre le petit réduit qui lui servait de bureau et soumettre « l'affaire » à sa tutelle. Après l'avoir écouté la voix qui l'accueillit nerveusement au bout de fil, est devenue subitement plus apaisée et lui répondit presque gaiement : «Excellent ! Enfin je veux dire c'est bon, leur demande est légitime, vous pouvez leur communiquer notre accord ». Sur le court chemin du retour le désarroi du directeur est encore plus profond. Quelque chose échappe à sa « raison» de pédagogue, pour les uns comme pour les autres la légitimité est désormais alimentaire.