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Libye : hésitations occidentales sur une opération militaire

par Pierre Morville

Kadhafi brandit le spectre d’Al-Qaïda. Paradoxalement, le risque salafiste pourrait précipiter l’intervention américaine.

Comme il était prévisible, Mouammar Kadhafi s’accrochera à son pouvoir jusqu’au bout. Il est vrai qu’il n’a pas vraiment le choix. Aucun pays ne s’empressera de l’accueillir, même si l’opposition libyenne lui promet de ne pas le traquer au cas où il abandonnerait rapidement la place. La décision de poursuites de la Cour européenne de justice limite également toute possibilité de tractations, certes peu honorables, mais peut-être plus économes en matière de coûts humains. De surcroît, l’autocrate libyen aux abois ne manque pas de moyens policiers, militaires et financiers.

Malgré sa détermination, l’opposition, faiblement armée, a maille à partir avec une organisation militaire désorganisée, il est vrai, mais qui possède encore de puissants moyens de destruction. Une intervention militaire occidentale est donc à l’ordre du jour, sous une version «soft», pour des «zones de restriction aérienne».

Comment fonctionnent-elles ? Une puissance extérieure possédant une supériorité aérienne écrasante restreint le survol d’un pays afin d’empêcher une guerre civile ou une crise humanitaire. «Cette tactique relativement récente a été appliquée notamment en Bosnie et en Irak dans les années 1990. La zone d’exclusion aérienne est alors un compromis dans des situations où la communauté internationale exige l’arrêt des violences sans pouvoir justifier politiquement une véritable intervention militaire», explique Joshua Keating. Le rédacteur en chef adjoint de Foreign Policy précise que le dispositif est autorisé par le chapitre 42 de la Charte des Nations unies, mais rappelle que les zones d’exclusion aérienne ne s’appuyaient sur aucune loi internationale et leur légalité continue à faire débat.

L’inconnue Aqmi

Réclamée par l’Angleterre et la France, «non refusée» par la Ligue arabe, évoquée même par la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, l’instauration d’une zone d’exclusion n’emporte pourtant pas l’enthousiasme des responsables du Pentagone, Robert Gates, le secrétaire à la Défense, en tête, qui voient dans cette initiative l’amorce très réelle d’une intervention armée, voire d’une guerre en bonne et due forme. Tout cela qui réclame, selon eux, un vote du Sénat, alors que les Etats-Unis sont déjà englués dans des conflits sans issue visible en Irak et en Afghanistan.

Les experts militaires font également remarquer que les zones d’exclusion aériennes, déjà pratiquées lors du conflit en Yougoslavie et lors de la 1ère intervention en Irak, n’avaient empêché ni les massacres en Bosnie, tels celui de Srebrenica en 1995, ni le maintien au pouvoir de Saddam Hussein pendant près de dix ans.

Autre difficulté qui explique les réticences des militaires américains : on sait comment on entre dans un conflit, on ne sait généralement pas comment on en sort. La mise en place de l’exclusion implique la possibilité de combats aériens. L’armée libyenne possédant des missiles sol-air, il faudrait également détruire ses bases. Enfin, les dispositifs nécessitent en général la présence au sol «d’observateurs» pour guider les frappes aériennes.

Sur un plan politique, les Etats-Unis rechignent à diriger un processus militaire qui n’aurait pas l’aval de l’ONU, alors que la Chine et la Russie, membres du Conseil de sécurité, semblent s’y opposer de façon ferme. Angela Merkel a elle aussi exprimé ses réticences. Enfin, l’opposition libyenne semble divisée, voire plutôt opposée à une intervention militaire américaine. Et si la «rue arabe» pourrait aujourd’hui la comprendre, quelle serait sa réaction en cas d’enlisement d’un éventuel conflit ?

A l’inverse, une majorité de pays arabes y sont, mezzo voce, favorables et l’opinion publique internationale n’accepterait pas un écrasement du soulèvement libyen.

D’autres motivations inspirent les partisans d’une intervention armée. Les cours du pétrole font figure de signaux d’alarme. La désorganisation du marché pétrolier, amplifiée par des phénomènes purement spéculatifs, commence à faire connaître ses effets. Le baril, qui s’est hissé à 150 dollars, pourrait atteindre la barre des 200 dollars.

Autre inconnue, la composante salafiste. Contrairement à l’Egypte et à la Tunisie, l’islamisme radical structurait depuis les années 80 l’essentiel de l’opposition clandestine, avant la montée du mouvement actuel. Une déstabilisation durable de la Libye pourrait également s’étendre à l’ensemble de la zone saharo-sahélienne, où l’Aqmi continue de s’organiser. D’où le risque d’une «somalisation» de la Libye, souligné par Abdelkrim Ghezali qui s’interroge : «Si aucune stratégie n’est élaborée en urgence, aussi bien par la Ligue arabe que par l’Union africaine, les perspectives seraient sombres pour toute la région maghrébine et sahélo-saharienne».

Ce qui est d’autant plus incompréhensible, c’est l’attitude des pays directement concernés par ce chaos qui s’annonce dévastateur. Les pays du Maghreb ont opté pour une position de spectateurs, se contentant d’aides humanitaires aux réfugiés que déverse la guerre civile sur les frontières avec la Libye.

Ligue arabe, OCI, OUA, UMA…

Les organismes régionaux ou internationaux du monde arabo-musulman ou africain restent en général sur une position de prudence. Les ministres arabes des Affaires étrangères doivent tenir une réunion de crise samedi au Caire pour discuter de l’escalade de la violence en Libye, a annoncé mardi un responsable de la Ligue arabe. Le 22 février, le conseil de la Ligue arabe avait néanmoins décidé de «suspendre la participation des délégations de la Libye aux réunions de la Ligue arabe et à celles de toutes les organisations qui en dépendent», et ce «jusqu’à ce que les autorités libyennes acceptent les revendications » du peuple libyen « et assurent sa sécurité ». Le conseil estimait plus largement « légitime la satisfaction des ambitions, des revendications et des espoirs des peuples arabes, dont la liberté, les réformes démocratiques, le développement et la justice, et qu’il s’agit d’un droit qu’il faut respecter », mais il s’oppose à une intervention militaire occidentale.

L’Organisation de la conférence islamique (OCI) s’est également déclarée, en début de semaine, favorable à l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne pour protéger les civils en Libye, tout comme les monarchies du Golfe.

L’Union du Maghreb arabe est une fois de plus silencieuse. Il est vrai que l’acte fondateur de l’UMA a été signé solennellement à Marrakech le 17 février 1989 par cinq chefs d’Etat : le roi Hassan II, l’ancien président de la République algérienne, Chadli Bendjedid, Mouammar Kadhafi, président de la Jamahiriya arabe libyenne, l’ancien président de la République mauritanienne, Ould Taya, et l’ex-président de la République tunisienne, Zine Al-Abidine Ben Ali. Deux des pays fondateurs, certes, traversent une crise sérieuse mais le groupement d’Etats, qui compte plus d’une centaine de millions d’habitants, tourne en réalité au ralenti depuis plus d’une quinzaine d’années, du fait des tensions algéro-marocaines, notamment sur la question du Sahara Occidental. Tensions qui ont débouché en 1994 sur la fermeture des frontières communes.

En marge de la célébration de cet anniversaire, l’Association des économistes marocains a estimé à 2% du PIB le manque à gagner sur la croissance des pays adhérents, du fait des désaccords actuels : «En perpétuant l’état de fermeture des frontières maroco-algériennes et en empêchant la normalisation des relations entre les pays voisins avec leurs conséquences négatives sur la libre circulation des personnes, des marchandises, des produits, des services et des capitaux, on ne sert pas les nobles causes et objectifs du projet du Grand Maghreb», a estimé l’AEM, qui assure le secrétariat général de l’Union maghrébine des économistes.

L’OUA, quant à elle, est totalement muette sur la Libye. Il est vrai qu’elle doit son nouveau nom, l’UA, l’Union africaine, à Mouammar Kadhafi, qui présidait l’instance en 2OO2. Dans le continent, il n’y a eu que trois pays à condamner les évènements en Libye : le Maroc qui a quitté l’UA, la Mauritanie et le Sénégal…

Sarkozy, 1ère victime collatérale

Coup de tonnerre dans un ciel déjà passablement brouillé. Dimanche dernier, Le Parisien Libéré révélait les résultats d’un incroyable sondage. Si les élections présidentielles se déroulaient actuellement, c’est Marine le Pen qui arriverait en tête du 1er tour ! 23% des Français interrogés voteraient pour la fille-de-son père, 21% pour Nicolas Sarkozy, 20% pour Martine Aubry. Un effroi stupéfait se répand dans les rangs des deux partis «présidentiels», l’UMP et le PS. Jamais l’extrême droite n’avait été créditée d’un score si élevé. En 2002, Jean-Marie Le Pen avait déjà créé une immense surprise en arrivant au second tour (16,8% des voix), derrière Jacques Chirac (19,8%), éliminant de la course présidentielle Lionel Jospin, qui ne s’en est jamais remis. Chirac l’avait néanmoins emporté haut la main au second tour en ralliant 82,2% des suffrages. Marine est encore mieux placée…

Sondage incomplet, proteste-t-on à gauche, puisque l’organisme avait écarté des choix, les deux autres candidats possibles du PS, Dominique Strauss-Kahn et François Hollande, bien mieux placés… Patatras ! Mardi, un nouveau sondage renforçait encore l’écart : Marine Le Pen passait à 24%, Sarkozy à 20%, Strauss-Kahn à 23% (20% pour Hollande).

Un sondage n’est pas un résultat. Il n’empêche. On sentait en début de semaine comme un vent de panique dans les deux formations pivots de la droite et de la gauche. Le PS paye une invraisemblable et interminable compétition, baptisée «primaires», où s’affrontent en vue d’un vote public, ouvert à tous les citoyens, certains des principaux leaders de la formation socialiste. A défaut d’idées ou de programmes novateurs, la formation d’opposition ne laisse à voir aujourd’hui que le choc des ambitions.

A droite, la situation est plus inquiétante : après deux mandats de Jacques Chirac et quatre ans de présidence de Nicolas Sarkozy, l’échéance électorale de 2O12 s’annonce sous de sombres augures. Le bilan sarkozien est maigre. Certes, l’actuel président a joué de malchance. Elu en 2007, il a pris de plein fouet la crise financière de l’automne 2008 et doit en gérer les conséquences sociales et politiques.

Libéral de conviction sur le plan économique, il a fait sa doctrine sur les vertus collectives du travail et de l’enrichissement personnel. «Travaillez plus et vous gagnerez plus» : les salariés travaillent plus et vont travailler plus longtemps et ils gagnent moins... Seules les couches supérieures tirent un net avantages des mesures prises. Le ridicule «bouclier fiscal», qui favorise scandaleusement les ménages les plus fortunés, a dû être piteusement abandonné il y a quelques jours.

Conservateur et autoritaire sur le plan politique, Nicolas Sarkozy avait fait de la sécurité son cheval de bataille. Las ! Dans ce domaine, les résultats sont mauvais, notamment du fait de l’appauvrissement et du chômage.

Voyant sa base électorale s’éroder de sondages en élections intermédiaires, le président a voulu la conforter en reprenant les thématiques de l’extrême droite sur l’immigration. Mais comme l’avait prédit Jean-Marie Le Pen, «les électeurs préféreront un jour l’original à la copie». Ce qui est en train de se réaliser, notamment avec la crainte savamment entretenue de l’arrivée d’un flux massif d’immigrants à la suite du grand chambardement dans le monde arabe.

Ce dernier a fait plus que prendre de court l’exécutif français. Une politique brouillonne, entachée de nombreuses bévues diplomatiques, a marginalisé les positions françaises et a débouché sur le 9e remaniement du gouvernement Sarkozy en quatre ans. Sans résultats positifs assurés pour autant.

Sorte de 1ère «victime collatérale» des évènements, Nicolas Sarkozy aura raison de rappeler qu’aucun exécutif n’avait anticipé ou même prévu le surgissement démocratique dans le monde arabe. Certes, mais peu d’exécutifs devront affronter un scrutin électoral décisif dans un peu plus d’un an, face à des électeurs très inquiets, pessimistes et fort mécontents.