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La crise libyenne s'installe dans la durée

par Abed Charef

La crise libyenne a pris une autre dimension. On n'est plus dans l'histoire d'un despote qui cherche à se maintenir au pouvoir à n'importe quel prix.

La crise libyenne semble partie pour s'installer dans la durée, avec des conséquences particulièrement inquiétantes pour l'Algérie et pour l'ensemble de la région. D'ores et déjà, les éléments disponibles indiquent que l'un des pires scénarios est en train de s'imposer en Libye, ce qui risque d'attiser l'instabilité dans une région qui subit de profonds bouleversements.

Sur le terrain, le scénario d'une révolution à l'Egyptienne, connaissant son épilogue au bout de deux semaines, semble écarté. Le colonel Maammar Kadhafi, barricadé dans son bunker de Tripoli, a tenu le premier choc. Il semble même en mesure de lancer des contre-attaques pour tenter de reconquérir le terrain perdu. A moins de retournements spectaculaires dans son camp, il semble disposer de l'argent, des armes et des troupes nécessaires pour tenir longtemps.

Et contrairement à la Tunisie ou à l'Egypte, les contestataires ne sont pas, cette fois-ci, des militants pacifiques. La contestation populaire a rapidement dégénéré, pour se transformer en résistance armée. Visiblement, Kadhafi ne fait pas seulement face à cette nouvelle vague de militants postmodernes, férus de technologie et mobilisés grâce aux réseaux sociaux, mais il doit affronter des groupes solidement armés, dirigés par des militaires qui étaient dans son camp il y a peu. Une partie de l'armée semble avoir fait défection, ce qui constitue la pire des évolutions.

C'est le schéma classique d'une révolte populaire, qui débouche sur une rébellion d'une partie de l'armée, appuyée par une bonne partie de la population. En face, le pouvoir en place, après un moment de flottement, s'est resserré autour de son noyau dur, pour compter ses troupes. Au moment où la négociation semble devoir s'engager, il peut s'appuyer sur une partie de l'armée, les services de sécurité, et sur une clientèle assez nombreuse composée de tribus et de bénéficiaires du système, soucieux de se maintenir. Ce n'est pas suffisant pour reconquérir le pays rapidement, mais c'est largement suffisant pour tenir le coup avant de commencer à manœuvrer. Et à moins de l'entrée en scène d'un nouvel acteur, il ne semble guère envisageable de voir une partie prendre un avantage décisif dans l'immédiat ou écraser l'adversaire pour remporter une victoire rapide.

Le plus probable est donc que la Libye s'installe dans une instabilité chronique, avec un statu quo que les grandes puissances veilleront à maintenir, comme cela se passe pour la Côte d'Ivoire. Embargo sur les armes, commerce extérieur étroitement surveillé, pressions diplomatiques intenses, zone d'exclusion et contrôle strict de l'espace aérien, constituent la panoplie traditionnelle dans ce genre de situation.

Cela équivaut à transformer la Libye en un foyer de tension permanent, avec tout ce que cela comporte pour les pays riverains. Ce pays deviendra un carrefour pour le trafic d'armes, alors que toute la région est menacée d'instabilité. A l'est, l'Egypte, qui vient de subir un bouleversement politique, ne sait pas encore vers quel destin elle se dirige. A l'est, la Tunisie, où la « révolution du jasmin » a abouti au départ du président Ben Ali, tente tant bien que mal de sauver ce qui peut l'être d'une mutation toujours en cours.

Plus au sud, la situation est encore plus inquiétante. Les Touareg, que Kadhafi avait armés, peuvent êtres tentés par n'importe aventure, alors que la compagnie Al-Qaïda recrute précisément dans cette zone. Et au-delà, c'est désormais toute une zone, qui s'étend de la Somalie à la Libye, en passant par le Soudan, le Tchad et les pays du Sahel, qui se trouvent sous la menace des armes. C'est toute une chaine de ce que les Etats-Unis appellent failed state (états défaillants), incapables d'assurer la sécurité et l'ordre sur leur territoire.

Mourad Medelci, ministre des affaires étrangères, a clairement souligné les dangers d'une telle situation. Les évènements de Libye risquent d'être «exploités par des groupes terroristes dans la région du Sahel», et la Libye «pourrait servir de base arrière du terrorisme», a-t-il dit. Vue d'Alger, la crise libyenne prend donc l'allure d'une menace directe, évidente, alors qu'ailleurs, elle est traitée autrement, car les enjeux sont différents. Pour l'Europe, la crise libyenne est vécue comme une cause possible de nouvelles vagues d'immigration, au moment où le front national devient, en France, la première force politique du pays. A partir des Etats-Unis, la révolution avortée de Libye est perçue dans ce qu'elle peut influer sur la situation en Egypte et, accessoirement, sur le marché pétrolier international. C'est d'ailleurs l'un des rares espoirs de voir la crise libyenne aller rapidement à une solution : si le marché mondial de l'énergie, déjà tendu, subit de fortes perturbations, les Occidentaux pourraient pousser à une solution rapide.

Mais si la crise dégénère, et si la violence monte d'un cran, il est évident que cela ouvrira la voie à tous les dérapages. Une intervention étrangère, déjà brandie par les va-t-en guerre occidentaux et libyens, constituerait à ce propos le pire des scénarios. Mais le plus grave réside dans ce constat : le comportement du pouvoir libyen comme celui des opposants armés ne laisse guère de marge pour éviter une telle catastrophe. Comme si tous les deux avaient intérêt au chaos. A moins que le chaos ne soit souhaité ailleurs, par ceux qui, profitant de cette fameuse révolution arabe, veulent redessiner la carte de la région.