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Les serpents affamés

par Boudaoud Mohamed

Il y a d'abord cette puanteur qui ne me lâche pas, comme si ma chair était en train de pourrir, et un nuage épais et poisseux qui m'enveloppe jour et nuit, mais je ne saurais jamais te décrire la chose, je ne pourrais pas, mon frère.

Imagine quelqu'un qui voit son propre corps qui se décompose dans un dépotoir, des flots de larves grouillant dans les fosses qu'elles ont creusées dedans, et tu auras peut-être une idée de ce que je souffre depuis quelques jours, mon frère. Il y a aussi ce cauchemar tapi au fond de la nuit, qui plante ses crocs pointus dans mon sommeil dès que je ferme les yeux, me jetant hors du lit, plein de terreur, étouffant, le cœur fou. C'est toujours la même histoire : une foule dense, des regards chargés de mépris, des insultes qui fusent de bouches déformées par la haine, des crachats gluants qui m'atteignent au visage, et une voix qui crie : « Crachez tout ce que vous avez dans le ventre ! C'est un sale traître ! » - en répétant son appel, mon frère. Je ne supporte plus mon corps. Je me sens baveux et visqueux comme une limace. Une envie de me laver me harcèle. Mais l'eau et le savon n'ont pas réussi à purifier cette peau souillée qui me dégoûte. C'est à une lame effilée que je pense maintenant. Je sais ce qui me reste à faire. Je n'aurais la paix que le jour où je tailladerais cette viande qui m'a trahi. Encerclé par une foule dense, en déchirant ma chair avec un rasoir, je crierai : « Crachez tout ce que vous avez dans le ventre ! Je suis un sale traître ! ». En faisant couler mon sang, j'arriverai peut-être à dissiper ce nuage puant qui me poursuit partout où je vais, mon frère. J'ai crié comme un forcené. Pendant des heures, je n'ai pas arrêté d'insulter cet homme et ceux qui l'accompagnaient. Il fallait que les autres me voient hurler. Il fallait qu'ils se souviennent de mon visage. J'ai mis dans ma voix toute la rage dont je suis capable, et pour montrer mon corps, pour attirer les regards des autres, je me suis agité comme un singe, bondissant d'un coin à l'autre, mes mains brandissant le portrait du Président, bien haut, mon frère.

Et au milieu de la masse gueularde, je suis arrivé à me creuser un passage, et je me suis approché de cet homme, et j'ai crié pour que les autres m'entendent : « Rentre chez toi ! Retourne dans ton douar ! Pourquoi viens-tu semer la pagaille dans notre quartier ? Personne ne veut de toi ici ! Nous sommes avec le Président ! Nous sommes avec le Président ! Nous sommes avec le Président ! » - et j'ai craché d'autres paroles plus venimeuses, et cet homme a posé sur mon corps ses yeux cachés par des verres, et je me souviendrai jusqu'à la tombe de ce regard, mon frère.

 Mais il fallait que les autres me voient, enregistrent mes mouvements et mes cris, et quand j'ai vu les journalistes de la télévision, j'ai redoublé de zèle, j'ai bousculé tout le monde, écartant les corps qui bouchaient mon chemin, brandissant toujours le portrait du Président, hurlant son nom. Alors, ils m'ont mis un microphone devant la gueule, et les yeux braqués sur la caméra, serrant le portrait contre ma poitrine, j'ai vomi de la haine contre ces gens qui sont venus de loin troubler le bonheur parfumé et soyeux dans lequel nous vivons grâce à notre Président, que Dieu allonge sa vie et paralyse ses ennemis, mon frère.

J'ai dit que le peuple ne connaît pas cet homme et ses amis qui viennent chaque samedi dans la capitale mettre en danger nos biens et nos demeures. J'ai dit que ces individus ne représentent qu'eux-mêmes ou ceux qui les envoient manifester contre le Président. J'ai encore dit que le parti que dirige cet homme est un parti régionaliste qui cherche à diviser le pays. J'ai dit que notre peuple n'est pas encore prêt pour la démocratie et qu'il fallait laisser nos gouvernants nous y conduire doucement, sagement. Je parlais avec les yeux toujours braqués sur la caméra. Je désirais que les autres me voient, qu'ils retiennent mon visage. La haie épaisse de policiers qui nous séparait des manifestants, nous protégeait contre la bousculade. Le micro doit être encore imbibé de ma salive, mon frère.

 Ensuite des mains m'ont poussé vers la caméra d'une chaîne de télévision arabe, et j'ai répété les mêmes paroles, avec plus d'émotion, ponctuant mon discours du nom du Président, exhibant son portrait. Le journaliste qui tenait le micro a voulu me piéger en évoquant les centaines de policiers présents sur les lieux, mais j'ai flairé son manège. Je n'allais tout de même pas laisser un étranger saccager mon plan. J'ai affermi ma voix et j'ai dit : « Ils sont là pour nous protéger contre le désordre que désirent en vérité ces gens qui prétendent qu'ils sont venus ici pour marcher pacifiquement. » J'ai ajouté : « Le peuple est derrière un seul homme : le Président. » J'ai déclaré aussi : « Ces individus qui se ridiculisent dans la capitale chaque samedi n'ont aucune place dans le cœur du peuple ! Ce ne sont pas des manifestants ! Ce sont des clowns ! » Jamais je n'ai été aussi éloquent, mon frère.

Le soir, quand la manifestation s'est dispersée, je suis resté un moment avec mes copains du quartier. Malgré la fatigue qui nous cisaillait les os, malgré nos voix salement éraillées, nous avons crié notre joie d'avoir réussi à imposer nos corps de telle sorte que l'on se souvienne de nous. La bande a été fière de moi. Quelqu'un a dit : « N'oubliez pas les gars ! Il n'y a qu'une seule chose qui doit toujours nous souder les uns aux autres : Notre quartier. Nous ne laisserons personne chier ses idées sur notre territoire. La prochaine fois, nous nous peindrons le visage. » Un instant plus tard, nous nous sommes séparés, mon frère. Dans l'appartement aux murs moisis par l'humidité dans lequel s'entasse ma famille, j'ai rangé le portrait du Président dans sa cachette, puis je me suis installé dans le salon et j'ai allumé la télévision. En sirotant un café que ma mère m'a servi, j'ai raconté par le menu mes exploits de la journée. J'en ai rajouté bien sûr, brodant mon histoire pour éblouir les miens, mon frère.

 à vingt heures, toute la fa-mille s'est rassemblée face au poste de télévision parce que nous étions sûrs qu'ils allaient parler de la manifestation. Quand j'ai vu mon image sur l'écran, des larmes ont envahi mes yeux. Ma mère m'a couvé du regard et j'ai senti mon cœur fondre d'émotion. Mon père n'a rien dit parce qu'il ne dit rien depuis longtemps. Mais il attend. En plongeant la cuillère dans le plat de lentilles fortement épicés que nous a servi ma mère une heure plus tard, nous parlions encore de mon brillant exploit, mon frère. Il fallait que les autres me voient, qu'ils se souviennent de moi, c'était ce que je désirais. Car mon corps a moisi dans l'attente. J'ai fait le singe pour qu'ils me jettent une poignée de cacahuètes. C'est la peur de pourrir qui m'a jeté comme un chien sur cet homme et ses camarades. J'ai trente cinq ans et je n'ai encore rien foutu de ma vie. Ma chair hurle, hurle, et pour la calmer, je la goinfre de fantasmes dégoûtants, mais elle continue de hurler, la bête ne veut plus de cette herbe qui exaspère sa faim, depuis longtemps elle a flairé les mensonges que je lui sers, et elle grogne, je veux un appartement à moi, je veux un emploi, je veux une femme dans mon lit, je ne veux pas mourir, je ne veux pas pourrir dans une tombe le corps affamé, mon frère. Comment arrêter le temps qui passe ? Si au moins j'avais ce pouvoir extraordinaire que possède une femme de faire mentir un miroir ! J'aurais pu peut-être farder les dégâts que les boniments et la mangeaille infecte ont produits sur ma chair. C'est la panique qui a ruiné ma raison, mon frère.

Je le sais maintenant, c'est le regard que cet homme a posé sur mon corps qui est en train de me pourrir de l'intérieur. Comme une épine vénéneuse plantée profondément dans ma chair. Mais je réussirai avec le temps à dissiper ce nuage puant qui m'enveloppe. Je continuerai à insulter cet homme. Les autres m'ont vu et il faut qu'ils me voient encore. Ils ont besoin de moi et j'ai besoin d'eux. J'aurai ma récompense, et le temps finira par vider ma mémoire du regard de cet homme, mon frère.

Les serpents affamés qui m'habitent commencent à s'agiter. Je dois les engourdir. Roule moi encore une cigarette, mon frère.