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Relations intimes

par Djamel LABIDI

Il y a Michèle Alliot Marie, la ministre des Affaires étrangères française surprise en plein flirt avec le régime de Ben Ali au début de l'Intifadha tunisienne, et qui propose «l'aide technique» du Gouvernement français pour réprimer celle ci.

Et puis, il y a François Fillon, le premier ministre français, dont on apprend qu'il passait aussi des vacances en Egypte aux frais du Gouvernement Moubarak. Il semble que c'était le cas aussi du président François Mitterrand.

Il y a les relations connues de la famille Bush avec la famille royale d'Arabie Saoudite, des Américains avec les Emirs , et bien d'autres relations qui très probablement finiront par se savoir, à la faveur de la révolution arabe actuelle, et du besoin de morale et de transparence démocratiques qu'elle crée bien au delà de nos frontières arabes. On découvre ainsi une relation intime, au sens où elle est à la fois intense et cachée, qu'entretiennent nombre de représentants des principales puissances occidentales avec les dictatures, les régimes autoritaires et autocrates du monde arabe, et d'ailleurs.

Il ne s'agit pas seulement d'actes individuels, de faits anecdotiques, relevant au plus d'un jugement moral, comme veulent le faire croire les medias occidentaux. Cette intimité avec les dictatures révèle le côté obscur des principaux Etats occidentaux et l'intérêt qu'ils ont trouvé à priver les peuples arabes de l'exercice de leur souveraineté.

L'utilisation ou l'exploitation de la peur de l'islamisme, depuis 20 ans, de l'Algérie à l'Egypte n'avait donc d'autre but que celui là, empêcher l'exercice de la souveraineté populaire puisqu'en excluant de la pratique démocratique une partie de la société, on en excluait l'ensemble, ou, au mieux, on réduisait l'exercice de la démocratie à un privilège d'une minorité souvent d'ailleurs occidentalisée et donc sensible à l'argument de «l'épouvantail islamiste». Le résultat a été quelque chose qui ressemble fort à une démocratie censitaire, une démocratie pour une minorité, laquelle a fourni la base sociale de la dictature. Vus sous cet angle, la très faible participation aux élections, leur trucage, la fixation de quotas d'élus des différentes sensibilités politiques autorisées, le contrôle et la limitation des medias ne seraient qu'un des aspects de cette démocratie censitaire, réservée à une minorité. Cette minorité peut bénéficier même d'une certaine liberté d'expression et donc de moyens d'expression, qu'elle doit à certaines convergences avec le régime, tout en se heurtant sans cesse aux limites à la démocratie imposée à toute la société. C'est ce qui explique les contradictions de cette minorité, à la fois ses hésitations par rapport à la révolution démocratique arabe et son attraction pour elle. C'est d'ailleurs sur cette minorité, souvent proche de lui, que l'Occident voudrait s'appuyer pour encadrer et contrôler la transition démocratique. Il l'encourage même à prendre des initiatives dans ce sens en les médiatisant largement. Ceci n'est pas sans rendre parfois passablement compliquée la situation actuelle entre mouvements populaires authentiques et manipulations.

Si les principaux Etats occidentaux ont préféré soutenir les régimes antidémocratiques arabes peuvent ils dés lors être considérés eux mêmes comme démocratiques. Cette question se pose désormais et se posera de plus en plus. Le socialisme d'Etat du 20ème siècle avait essayé de faire la critique de ce qu'il avait appelé «la démocratie bourgeoise», mais il a finalement été peu crédible vu ses propres inconséquences sur la question de la démocratie. Dans les pays socialistes et crypto-socialistes, il a opposé le contenu économique et social de la démocratie à son contenu politique, vidant peu à peu l'un et l'autre de contenu.

Bloquée entre les valeurs qu'elle proclame et ses intérêts impériaux, la démocratie occidentale actuelle montre aujourd'hui des signes évidents d'essoufflement.

Mais cette fois ci, en ce 21eme siècle, la question n'est plus théorique, elle est désormais posée pratiquement à travers la lutte consciente des autres peuples pour la démocratie comme c'est le cas actuellement pour le monde arabe. L'Occident va donc avoir à se situer par rapport aux exigences de ces nouvelles démocraties qui iront certainement plus loin que la démocratie occidentale, et plus profondément dans la réalisation de l'idéal démocratique, dans la mesure où celui ci ne sera pas perverti par des desseins de domination.

Mais ce sera aussi l'affaire des peuples occidentaux eux mêmes. Culturellement, ils ont été longtemps trompés par une vision européocentriste. Politiquement, ils ont été paralysés par la présentation qu'on leur faisait de leur situation, supposée être privilégiée par rapport aux dictatures. Sur le plan économique, le nouveau partage des richesses des richesses du monde, avec l'émergence de nouvelles grandes nations industrielles crée un nouveau rapport de force. Tous ces facteurs vont certainement créer de nouvelles conditions à l'émergence d'une égalité entre les peuples et donc à la démocratie internationale.

Bref, les révolutions démocratiques arabes vont revenir comme un boomerang vers les démocraties occidentales et dévoiler les limites et les contradictions de celles ci aux yeux de leurs propres peuples. Déjà, la ministre des affaires étrangères française en a fait les frais, première victime collatéral, par son limogeage, de la révolution tunisienne, et fait totalement nouveau dans les relations politiques d'un pays occidental avec un pays arabe. Le côté obscur de la démocratie occidentale se révèle de plus en plus: en France, la fille de Le Pen, du parti du Front national, vient d'être créditée par les sondages de 23% des intentions de vote. Le résultat de 20 années d'islamophobie et d'arabophobie.

RELATION TOXIQUE

Les démocraties occidentales se comportent comme si elles pouvaient se permettre les atteintes aux droits de l'homme et les pires crimes, mais au delà de leurs frontières. De ce point de vue, la situation n'a guère changé par rapport à la période coloniale où la France par exemple pouvait se livrer aux massacres le 8 mais 45, et bien d'autres, tout en s'auto proclamant la patrie des droits de l'homme.

Cette situation persistera tant que la démocratie ne sera pas universelle, c'est à dire internationale en veillant à ce que les règles de la démocratie soient valables aussi bien à l'intérieur des pays que dans les rapports entre Etats. Le mouvement démocratique du Monde arabe a cela de magnifique aussi parce qu'il porte cette exigence.

Cette double personnalité occidentale, au sens quasi pathologique du terme, à la fois démocratique et oppressive, attractive et cruelle, permet de comprendre avec quelle innocence et bonne conscience un Obama (que nous aurions tant voulu...aimer) peut, dans la même journée opposer son veto à l'arrêt de la colonisation israélienne et se féliciter de la victoire du peuple égyptien. Cette pathologie amène à la perversion de l'idéal démocratique chez ceux qui s'en proclament, et finalement tôt ou tard, aux dépens de leurs pays eux mêmes. Elle explique qu'un Bush, ou un Obama, ou un Sarkozy peuvent s'indigner, avec une sincère conviction, qu'on puisse «tirer sur son propre peuple», tout en avouant, inconsciemment, par une telle formulation, qu'on peut tirer sur le peuple des autres. On est toujours sidéré devant le front avec lequel les puissances occidentales dénoncent les crimes des autres et pas les leurs. Les Etats Unis s'indignent qu'on puisse bombarder des populations innocentes ou tirer sur des manifestants alors que c'est pour eux un acte banal et routinier en Irak et en Afghanistan, et que le jour même de leurs indignations le gouvernement qu'ils ont placé en Irak a fait tirer sans état d'âme sur une foule qui voulait se joindre à l'élan démocratique arabe. La France dénonce l'usage de la force contre des manifestations pacifiques: mais les 6 et 7 novembre 2004, en Côte d'Ivoire, les hélicoptères de l'armée française ont tiré sur la foule des manifestants ivoiriens, et le 9 novembre les soldats français d'une unité blindée ont récidivé. Bilan 90 tués, 2000 blessés. Le génocide du Rwanda a fait 500 000 morts et de très forts soupçons de complicité passive concernent la France. Et ceci pour les seules dernières années. Dans tous ces cas, pas de tribunal pénal international.

C'est ce côté non démocratique des démocraties occidentales qui fournit la clé à la compréhension de leur cécité vis à vis de la situation des pays arabes et de leur surprise, quand y a éclaté la révolution démocratique actuelle. En, effet, la démocratie n'est pas seulement le système le plus juste politiquement, il est aussi le plus efficace dans le sens qu'il permet en permanence de connaître l'état de l'opinion. Or, c'est précisément avec les courants politiques et sociaux les moins démocratiques ou antidémocratiques, les moins liés à leur société, que sont reliées les puissances occidentales. Il en découle une relation toxique, comme diraient les psychologues, où chacun des deux partenaires vit dans l'addiction à l'autre tout en empoisonnant la perception qu'il a de la réalité. La force des peuples est qu'ils isolent peu à peu ceux qui les oppriment. Pendant le soulèvement populaire égyptien, les USA, malgré leur ton assuré, n'ont cessé de se tromper et d'être trompés par leurs amis égyptiens sur la situation réelle. Ils ont frisé le ridicule en criant à tout vent, par media interposé, qu'ils finançaient à hauteur d'un milliard de dollars l'armée égyptienne, somme dérisoire qu'ils présentaient comme un moyen de pression et qui dévoilaient l'étendue de leur mépris aveugle pour cette armée. Ils n'ont fait en réalité que démontrer leur peu d'emprise sur les évènements et finalement, au monde étonné et aux américains eux mêmes, qu'ils n'étaient plus déjà la puissance d'antan. Au Maghreb, la France, ex puissance coloniale, n'a rien vu venir en Tunisie. En Algérie, elle essaye cette fois ci d'anticiper une révolution démocratique en exprimant une sympathie bruyante aux initiatives prises dans ce sens par les courants algériens de tradition politique française. Mais ceux ci n'ont pas d'assises populaires et souffrent d'un déficit de crédibilité démocratique depuis Octobre 88.

L'ALIBI DE LA LYBIE

Dans ce contexte, et sans vouloir faire un mauvais jeu de mots, la Lybie est devenue l'alibi pour tenter de faire oublier le soutien des puissances occidentales aux régimes antipopulaires, ainsi que leurs inquiétudes et leurs hésitations au déclenchement des révolutions démocratiques arabes.

Le soutien tapageur apporté aux revendications démocratiques populaires en Lybie, l'énorme campagne médiatique occidentale déclenchée dans ce sens tendent à faire croire que les principaux Etats occidentaux ont choisi définitivement leur camp: celui des peuples arabes et de la démocratie.

Mais voilà. Certains Etats occidentaux, notamment les USA, perdent toute mesure dés, qu'il y a quelque part un parfum de pétrole, lequel agit sur eux comme un aphrodisiaque. Ils sont tentés d'exploiter la situation. On parle désormais d'intervention militaire en Lybie en faveur de laquelle se prononcent, très vite, de vagues groupes libyens de l'extérieur, qu'on s'efforce de présenter comme patriotes parce qu'ils sont pour une intervention?dans l'espace aérien et pas terrestre. L'accent est mis avec insistance sur les bombardements, car ils pourraient servir à justifier une «intervention humanitaire» mais aucune image n'est produite.

Bref, la situation en Lybie semble être devenue l'enjeu d'une guerre médiatique ou informations et désinformation se mêlent et où il est difficile de séparer le faux du vrai. On doit se souvenir de l'énorme manipulation des (faux) massacres de Timisoara, qui ont précipité la chute de Ceausescu, ainsi que d'autres affaires montées de toutes pièces lors de l'invasion du Koweït puis de la guerre contre l'Irak.

Il est clair que l'Occident est tenté de solder ses comptes avec El Gueddafi, lesquels trainent depuis 40 ans. L'occasion est trop belle et la proie est rendue facile par le caractère fantasque et excentrique, de plus en plus accentué avec l'âge et le pouvoir personnel du dirigeant. Mais, comme pour Saddam Hussein, est ce le dictateur qui est visé ou bien le dirigeant nationaliste qui a osé, un temps, braver l'Occident, soutenu l'Algérie lorsqu'elle a nationalisé son pétrole, qui a été un des initiateurs du front du refus contre les accords de camp David et que Reagan a tenté d'assassiner au vu du monde entier. Est ce le El Gueddafi d'aujourd'hui, celui qui a fait son temps, qui ne comprend pas ou qui ne peut comprendre les aspirations démocratiques de son peuple, qui refuse de laisser la place jusqu'à faire courir à son pays le risque d'un bain de sang, et qui s'était d'ailleurs rapproché de l'Occident ces dernières années, ou est ce le leader libyen nassérien d'hier. L'Occident hésite entre ces deux El Gueddafi.

Le bilan des dictatures nationalistes est à faire. L'émergence de régimes démocratiques arabes permettra d'autant mieux de le faire. Ce bilan est terrible en matière d'atteintes aux libertés, aux droits de l'homme et en termes de souffrances humaines. Rares étaient ceux qui ont eu la lucidité, à l'époque, de se dresser pour la défense à la fois de la démocratie et des aspirations nationales. Certes, on ne peut refaire l'Histoire. Mais il faudra bien comprendre pourquoi ces dictatures ont pu être populaires et se prolonger, pour certaines jusqu'à aujourd'hui.

La vérité doit être dite, et évidemment sous tous ses aspects contradictoires. El Gueddafi représente aujourd'hui une forme de pouvoir insupportable mais, au siècle dernier, il était dictateur au sens où on pouvait le dire de Fidel Castro, de Mao, d'Ho chi min, de Nasser, de Boumediene, etc.., au sens de cette génération du 20eme siècle, celle du «centralisme démocratique» et du parti unique, à une époque où la question de l'alternance au pouvoir était considérée par «les révolutionnaires» d'alors comme formelle, voire du «démocratisme bourgeois». C'est l'histoire d'une génération de leaders à la fois patriotiques et autoritaires, voire patriarcaux, comme l'ont été de grandes figures de notre mouvement de libération nationale et continuent de l'être d'ailleurs certains de ceux d'entre eux encore vivants. Mais c'est une autre histoire.

Dans ce sens El Gueddafi est un homme du 20eme siècle, comme ses références le révèlent sans arrêt. Là est justement tout le problème et même le drame, celui de cet anachronisme, de ces dirigeants dont le pouvoir traine dans ce 21ème siècle de l'Internet, du Facebook et du Twitter, et surtout du développement de l'exigence universelle de la Démocratie.

Pour faire court, disons que les révolutions de libération arabes du 20eme siècle étaient nationales sans être démocratiques, comme les révolutions socialistes, qui les ont souvent inspirées du point de vue des méthodes, ne l'étaient pas elles aussi. C'est la raison principale de l'échec du nationalisme arabe du 20eme siècle. Privé de l'énergie historique de la démocratie, il a enfanté des systèmes non seulement de plus en plus autoritaires mais aussi de moins en moins nationalistes, se dépossédant eux mêmes de leur légitimité antérieure. Ceci est particulièrement visible pour les vieux régimes nationalistes qui ont survécu, dont les positions nationales sont devenues de plus en plus faibles malgré un discours nostalgique, comme un vieillard qui perd ses forces mais pas ses souvenirs. C'est ainsi que tous les régimes arabes ont fini par se ressembler dans une atmosphère de fin d'époque.

C'est la raison à la fois de l'unité et des différences de situations dans les pays arabes: l'unité, car tous les peuples arabes font face à des régimes non démocratiques à divers degrés, et tous ont tiré de façon irréversible la principale leçon de la période historique précédente, celle de la nécessité de la démocratie. Des différences, parce que sur la question de la lutte anticoloniale, et plus généralement celle de la dignité nationale, l'histoire de chaque régime arabe, et donc de son image auprès de son opinion, ne sont pas les mêmes. C'est ce qui explique que des régimes comme celui du Président Ali Abdallah Salah au Yémen (qui a réalisé l'unité du pays), ou El Gueddafi qui a été un temps une figure du mouvement national arabe, ou des formations politiques comme le FLN, gardent à des degrés divers une influence.

C'est d'ailleurs, paradoxalement, là où les régimes ont été les plus nationalistes, que la question de la transition démocratique risque d'être la plus douloureuse, comme en Algérie, en Octobre 1988, ou en Lybie ou au Yémen actuellement, et où il faut d'autant plus veiller à une solution pacifique, la plus consensuelle possible.

Et c'est là ,surtout, qu'il faudra prendre garde aux ingérences étrangères, qui, sous le prétexte de nous épargner des souffrances, vont nous en apporter encore plus, et qui, comme en Irak, tenteront certainement de transformer la crise démocratique en crise nationale, au dépens de notre indépendance.

Ces lignes étaient déjà écrites lorsque Maamar El Geddafi a donné une interview (France 24, Lundi 7 mars, 9h) dans laquelle il dénonce la manipulation de l'information au sujet de la Lybie. Il a voulu justifier aussi, d'une manière choquante, l'action qu'il mène en la comparant à l'action d'Israël à Gaza contre «les groupes armés extrémistes islamistes». Nouvelle preuve de la décadence du nationalisme autoritaire. Mais il ne dit mot des aspirations démocratiques du peuple libyen et donc du fonds de la crise actuelle. Saura-t-il tourner lui même pour le bonheur de son peuple, une page de l'histoire de la Lybie, la sienne.