Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Dérives familiales

par Abed Charef

Politique et argent font un cocktail dangereux. Et quand la famille s'en mêle, cela devient explosif. Egypte, Tunisie et Libye en font l'amère expérience.

Seif el-Islam Kadhafi n'a pas été élu. Personne ne l'a désigné à la tête du gouvernement, ni au sein d'un quelconque ministère. Cela ne l'a pas empêché de faire irruption à la télévision libyenne, lundi 21 février, pour adresser un discours à «son» peuple au moment où la crise libyenne vivait un tournant décisif. A quel titre est-il intervenu à la télévision ? Au titre de fils du guide. Un titre qui n'existe pas dans la constitution libyenne, ni dans aucun organigramme officiel.

Cette gestion des affaires du pays est absurde. Elle montre un incroyable retard institutionnel, avec des mœurs politiques d'un autre temps. Elle dénote une gestion patrimoniale de l'Etat, avec des dirigeants qui ne font pas de différence entre leurs biens, ceux de leurs familles et ceux du peuple, et qui n'établissent pas de frontière entre le pouvoir institutionnel défini par la constitutionnel et celui d'une famille envahissante, prédatrice, ne connaissant aucune limite.

Il n'est pas étonnant que les pays arabes les plus touchés par ce «printemps» 2011 soient précisément ceux où la famille du chef a acquis un rôle central dans les affaires du pays, dans un mélange destructeur entre politique et affaires. En Tunisie, la famille Trabelsi, du nom de l'épouse de M. Zine El-Abidine ben Ali, a établi des réseaux d'une incroyable voracité pour faire main basse sur les richesses du pays. Nicolas Beau, co-auteur, avec Jean-Pierre Tuquoi, de «Notre ami ben Ali», et auteur de «La Régente de Carthage», a disséqué les mécanismes qui ont permis de mettre en place ce système mafieux.

En Egypte, le président Hosni Moubarak a progressivement mis sur orbite ses enfants, qui se sont retrouvés impliqués dans la vie politique et dans les affaires, utilisant allègrement leur influence politique pour s'enrichir, et propulsant leurs associés à des postes de ministres ou députés. Même si les chiffres publiés à propos de leur fortune doivent être pris avec des pincettes, il semble établi que le clan Moubarak a bâti une immense fortune.

En Libye, la situation est en    core plus grave. Car si la Tunisie et l'Egypte ont pris soin de mettre en place des institutions formelles et des règles qu'ils contournaient à leur guise, en Libye, par contre, la confusion est totale. Personne ne sait qui est qui est et qui fait quoi. Mouammar Kadhafi lui-même, on l'oublie trop souvent, n'est pas président ni premier ministre, mais simple «guide de la révolution», une fonction très confortable qui lui permet de tenir tous les pouvoirs sans être formellement responsable de rien. Et son fils peut tout faire : s'enrichir, nommer les dirigeants, négocier les contrats les plus importants et gérer les dossiers les plus brûlants dans l'opacité la plus totale. Mais lui aussi n'a, formellement, aucune fonction officielle, si ne c'est celle de président d'une obscure et riche fondation.

En Algérie, cette confusion existe, même si elle n'atteint pas le degré de gravité de la Libye ou l'Egypte. Il y a quelques années déjà, un ancien officier de l'ALN, ironisant sur le rôle attribué à M. Saïd Bouteflika, avait déclaré que «l'Algérie a inventé un poste unique au monde, celui de frère du président de la république». De manière plus générale, fils de wali, frère de ministre ou parent de général sont des titres très prisés, même si leur poids est très loin d'atteindre ce que ce phénomène est devenu en Egypte ou en Libye.

La présence envahissante de la famille dans les affaires de l'Etat finit par imposer une conception dangereuse de la politique. L'Etat devient une chose privée. De là nait l'idée de garder l'Etat dans la famille, une idée qui s'est imposée dans les pays arabes les plus fortement secoués par la contestation : la Tunisie, l'Egypte, la Libye, et le Yémen. Dans ces pays, on a évoqué, à un moment ou un autre, l'idée d'un transfert héréditaire du pouvoir. Depuis que la Syrie a ouvert la voie il y a dix ans, les choses ont beaucoup avancé en Egypte, en Libye et au Yémen, où le successeur semblait désigné et prêt à assumer ses fonctions, avant la tempête de ce début 2011.

Ce mode de succession montre, jusqu'à la caricature, jusqu'où la dérive avait emporté certains dirigeants arabes. Oubliant la constitution et les lois, balayant d'un revers de la main les règles morales et éthiques, ne tenant aucun compte du poids de l'histoire, refusant de tirer les leçons la décadence de leurs pays respectifs, ces dirigeants se sont installés dans un monde régi par des règles absurdes, entrainant leurs pays dans l'abime. Jusqu'à ce que la rue les réveille. Mais pour eux, c'était trop tard. Les jeux étaient faits. Contraints à un départ honteux, comme ben Ali, où une répression féroce, comme Kadhafi, ils sont condamnés à sortir par la petite porte.

 Jusque-là, l'Algérie a été épargnée par des fins de ce type. Aucun ancien président n'a été contraint à la fuite. Aucun d'entre eux n'est connu pour avoir fait fortune pendant l'exercice du pouvoir. Le comportement de certains d'entre eux a même été particulièrement digne après leur départ. Il reste à savoir si cette tradition se maintiendra, ce qui ne sera possible que si le pays revient à un fonctionnement institutionnel ; ou si l'Algérie est, elle aussi condamnée, à sombrer.