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Monologue de l'épicier gafsi

par Akram Belkaid : Paris

J'ai suivi tout ça de loin.

Bien sûr, ça me fait plaisir de savoir que Ben Ali s'est sauvé. C'est drôle, il faisait peur à tout le monde et maintenant on se moque tous de lui. Quelle virilité ! Il aurait pu faire face et se battre jusqu'au bout, mais non ! Il a détalé comme les gamins de nos villages quand ils voient un chien aussi maigre qu'eux. Non, non, je ne viens pas de Djerba. Je suis de la région de Gafsa. Là-bas, on n'a jamais baissé la tête, même à l'époque de Bourguiba. Ben Ali ne venait pas souvent chez nous. Il savait qu'il y avait des risques pour sa sécurité. C'est comme Sarkozy avec la banlieue. C'est bizarre d'être le président d'un pays et d'être interdit de séjour dans certaines régions. C'est la preuve qu'on n'est pas un bon chef?

 Je suis arrivé en France en 1963. J'avais quinze ans. J'ai travaillé dans une épicerie. Comme commis d'abord et puis en tant qu'employé. Je ne suis à mon compte que depuis 1999. Je venais à peine de m'installer que des gens de l'ambassade sont venus me voir pour me demander de soutenir la réélection de Ben Ali.

 A l'époque, j'ai donné cinq cent francs pour avoir la paix. C'était une somme même si ça ne fait même pas cent euros d'aujourd'hui. Ah oui, il fallait donner de l'argent sinon pas de passeport ou alors on nous promettait d'autres ennuis. Je me demande si ces gens-là sont toujours à l'ambassade ou au consulat. J'espère qu'eux aussi vont rendre des comptes.

 Je ne vais pas changer mes plans. Je ne rentre au pays qu'une fois par an, au mois d'août. Jusque-là, je me tenais le ventre avant même d'embarquer à Orly-Sud. Ça va faire drôle de rentrer sans avoir peur. Il y a eu tellement d'histoires terribles. Tiens, j'ai un client qui vient parfois m'acheter des dattes. Je crois que c'est un professeur quelque part. Un intellectuel. Il ne faisait pas de politique mais un jour, à l'aéroport de Tunis, ils l'on gardé six heures avant de le laisser entrer. Quelqu'un l'avait dénoncé en disant qu'il se moquait du régime. C'était comme ça. On pouvait avoir des ennuis sans même les avoir cherchés. Il suffisait que je dise à un indic que tel ou tel racontait des blagues sur le président ou sa femme et ça se terminait mal.

 Je vais être franc. Moi, pendant longtemps, je lui ai fait confiance à Zine. Pendant que les Algériens s'entre-tuaient, lui, il a donné du travail et du pain aux gens. La Tunisie dans les années 90, c'était encore bien et personne ne parlait de démocratie ou de choses de ce genre. Bien sûr, il ne fallait pas être barbu. Tout le monde savait ce qui leur arrivait. Mais, franchement, il n'y a pas grand monde qui plaignait les islamistes arrêtés. On voyait comment leurs copains algériens se comportaient. On se disait, faisons confiance au Hakam, il sait ce qu'il fait, il nous protège.

 Et puis, on a commencé à parler de sa famille. D'abord, de son gendre Slim Chiboub. Les gens lui en ont d'abord voulu parce qu'ils étaient sûrs qu'il truquait le championnat de foot. C'est drôle, hein ? Le football, c'est presque comme l'honneur. Tu y touches, et tu te fais immédiatement des ennemis chez les gens qui ne font pas de politique. Moi, je ne comprenais pas très bien ce qui passait, mais quand je rentrais au pays, il n'était question que de Chiboub et de ses affaires. C'était un peu avant le milieu des années 1990. Je n'avais jamais entendu parler de la femme de Ben Ali ou des frères Trabelsi. C'est venu bien après.

 Ça a commencé avec les blagues. Une coiffeuse qui épouse un président, ça fait jaser. Les gens se moquaient d'elle. Je me souviens même qu'un cousin m'a juré qu'elle ne savait ni lire ni écrire. Mais, vous voyez monsieur, moi, je viens d'un milieu très modeste. Au début, j'avais de la sympathie pour elle et pour Ben Ali. C'étaient des gens du peuple, comme moi. Ça me faisait plaisir de les voir maltraiter la bourgeoisie de Tunis ou de villes comme Sfax et Sousse. On se disait, c'est notre revanche. Mais ça n'a pas duré. Petit à petit, les gens ont commencé à raconter des histoires incroyables sur Leila et sa famille.

 Mais même avec toutes ces histoires de millions détournés, je me disais : pauvre président. Il est mal entouré et sa belle-famille lui joue de sales tours. Je ne voulais pas croire qu'il était complice et qu'il savait très bien ce qu'ils faisaient. Je n'ai changé d'avis qu'en janvier dernier quand il a fait tirer sur les gens à Kasserine. Là, j'ai compris que le problème c'était autant lui que sa femme. Maintenant, est-ce qu'il aurait été un meilleur président sans elle ? J'en suis certain. Cette femme, c'est un démon. Vous vous rendez-compte : elle voulait prendre sa place ! La Tunisie serait tombée bien bas. J'espère qu'on en est définitivement débarrassés. Je n'ai même pas envie de la voir rentrer au pays pour être jugée. On ne sait jamais, elle pourrait en profiter pour semer la pagaille. Qu'elle reste chez les Saoudiens. C'est déjà une très bonne punition !

 Ah, monsieur ! Je vais peut-être prendre ma retraite plus tôt que prévu et rentrer serein au bled. J'ai deux fils mais ils préfèrent rester en Tunisie. Je les comprends. Ils ne veulent pas de la vie que j'ai menée. Travailler sept jours sur sept, de sept heures du matin à dix heures du soir, y compris les jours fériés. Ce n'est pas une vie. Je les ai aidés à ouvrir chacun un commerce au pays. J'espère que ce qui se passe va bien se terminer et que jamais personne ne regrettera Ben Ali et sa diseuse de bonne aventure. Comme tous les Tunisiens, je suis inquiet mais, en même temps, nous sommes enfin libres. C'est le plus important, non ?