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La marche, ça use les souliers

par El Yazid Dib

Je marche, tu marches, «ils» ne marchent pas. «Ils», ce sont «eux», ce sont les «autres», tu comprends ? C'est ce qui semble se dire entre les rangs pas trop serrés de certains de nos concitoyens lors de ce samedi de la mouvance on/off. Ou d'arrêt/marche.

Si la marche du 12 était un revers, les raisons sont ailleurs que dans la passivité d'un peuple de marcheurs. Ce dernier, vieillissant au fur et à mesure que vieillissent ses gouvernants et ses chefs de partis, est usé. Mais, à son bonheur, il est suppléé par une nouvelle génération qui ne se contentera plus de marcher uniquement. Elle aura elle aussi sa révolution. Maintenant que toutes les révolutions sont devenues cycliques et alternativement récurrentes, le moindre soulèvement, aussi restreint soit-il,pourrait prendre l'allure, avec la pertinence du temps et l'acharnement des protagonistes, d'un bouleversement radical. Chaque révolution a son temps et ses révolutionnaires. Chacun de ceux-ci a sa propre révolution. L'objectif originel et initial étant toujours cette quête interminable de liberté. Ainsi, personne n'a cette vigueur, du moins idéologique, de mettre son pas devant un autre pour avaler dans un élan piétonnier des longueurs et des distances. L'autre raison ne serait simplement pas celle du renfort impressionnant de policiers, venus embouteiller les gens de se mouvoir dans une dimension horizontale. Eux aussi n'ont pas marché. Dans le même sens, évidemment. En finalité, tout le monde, le petit monde algérois s'est mû dans une position stationnaire debout. Presque au garde-à-vous.

La marche, ça use chez nous. Elle use les souliers et les méninges. Cela fait 23 longues années que nous marchons. Nous le faisons malgré nous. La démocratie, encore lointaine, ne peut se valoir dans un défilé, un rassemblement ou une marche. Ce ne sont en fait que des expressions collectives d'une certaine attente. Nous dirions sans ambages que cette démocratie devrait trouver sa source et son inspiration dans un combat continu et de longue haleine. Les partis, qui sont naturellement censés être les bonnes écoles pour cette formation politique, semblent exercer d'autres fonctions. La surenchère. Leur instabilité caractérielle, leur inaptitude d'adaptation aux nouvelles sommations de la lutte politique, avec tout ce qu'elle engendre comme outils d'action, ont fait d'eux, ces partis, que de simples coquilles cherchant la survie et la maintenance. Tant que l'opposition, ou enfin ce qui se classe comme tel, est en situation de léthargie frisant par cela la somnolence, rien n'apparaîtra au grand jour. Comme une guerre ou une paix, la démocratie s'érige et s'édifie à petits pas. Tranquillement, son effort ira vers la concrétisation du pourquoi s'en est-elle mêlée. La différence entre un peuple, son pouvoir et ses partis est une différence de charisme. L'autre différence réside dans ce positionnement partisan, étatique ou indifférent. Un citoyen normalement constitué tient à faire dégager le tout de ce binôme : pouvoir, partis. Il conçoit que ni l'un ni l'autre n'est en mesure de pouvoir le faire marcher ou reculer. Quand il le décidera, il le fera sans halte, ni pause-café. L'initiative de marcher en Tunisie ou au Caire n'a pas été l'apanage ou le mot d'ordre d'un bureau partisan ou d'une officine de service. C'est l'ensemble des citoyens qui, un à un, sont venus remplir la place de Tahrir. Ils ont débuté épars, peu nombreux et éparpillés pour finir en une apothéose sublime et totale. La mésaventure de la coordination de chez nous, ayant été à l'origine de l'appel à ce type d'expression, serait due, selon plusieurs observateurs, outre à l'entrave numérique policière, mais également au manque d'adhésion populaire, à l'anémie qui ronge les structures partisanes et au nombre excédentaire des appels fusant de partout. De celui suscitant «la désobéissance civile» à celui de «la résistance ou la clandestinité», les lecteurs, internautes, citoyens, adeptes, partisans, badauds, navigateurs sont submergés de ces nouveaux chefs de file qui veulent que l'histoire d'une marche dira, un jour, qu'ils étaient les étincelles liminaires, les premiers êtres ou entités à avoir marché, appelé, écrit, prédit. A la Bouazizi. On le voit à travers ce qui se passe encore en Tunisie ou au Caire. Toutes les méthodes de la volte-face ou de la récup sont mises au service des offreurs de services retardataires. La révolution est comme le temps, si l'on ne le prend pas à point, rien ne sert de courir ou de recourir. Le fait historique est déjà fait.

 Cependant, chez nous, l'alerte est donnée. Les «250» manifestants ne sont pas seuls. Ils ne se comptent pas, à ce niveau de protestation, par unité. Ils représentent des millions qui ont préféré attendre le jour inévitable. Il viendra si? l'on ne fait rien. Ce couac observé dans une marche prématurée, car congénitalement affectée du syndrome de la division moléculaire, ne peut à lui seul traduire une tranquillité pérenne et en ordre linéaire. La paix n'est que précaire et le calme soutenu par la force n'est que temporaire. Si ce 12 a échoué, plusieurs autres 12 surviendront inéluctablement et, à la longue, ils réussiront autrement. L'onde de choc mettra du temps pour arriver, comme de petits ruisseaux qui font le grand déluge fluvial, pulvérisant au passage haies et barricades. Nos routes et nos places ne peuvent aussi être éternellement garnies par des cordons sécuritaires ou des fourgons cellulaires. L'effort institutionnel s'userait, mais celui du peuple reste inlassable, car régénérable et bio-renouvelable. L'unique issue donc pour le Pouvoir reste l'écoute suivie d'une panoplie de mesures d'apaisement et de démocratisation. Si la levée de l'état d'urgence commence par la levée des barrages fixes chez certains, la véritable levée de cet état, chez les autres, devra commencer par celle des verrous qui verrouillent la liberté de crier son mal. Alors refuser aux gens de marcher ne peut qu'exciter le gène de l'opiniâtreté. Pour preuve, la coordination tient à faire de chaque samedi une journée de randonnée pédestre urbaine. Ce ne sera certainement pas pour un malin loisir, mais cela ira vers une focalisation hebdomadaire de toute l'attention du Pouvoir qui, à un moment ou un autre, se retrouvera dans l'omission d'aller de l'avant dans ses tâches ordinaires de gestion courante. Il sera ainsi mis en situation permanente de veille et d'alarme. Et là, l'usure, la lassitude, le défaut de vigilance et enfin la maladresse auraient, hélas, à commettre la pire des pathologies du surmenage. Déjà les puissances mondiales commencent à faire leurs commentaires que certains affiliés au système de fermeture qualifieront sans doute «d'ingérence». Les Etats-Unis ou l'Europe ont eu un langage qui ressemble étrangement à celui émis lors du balbutiement des rues de Tunis et du Caire. Ce message ira, tel qu'il le fut, crescendo en fonction de l'évolution de la marche interdite ou non. Alger est ainsi placée sous un zoom sensible et prompt à faire réagir les nouveaux gardiens du monde. Alors laisser faire, laisser marcher, savoir écouter n'inspireront que quiétude et éviteront l'affrontement des droits et devoirs tout en évitant partiellement l'usure des semelles et le bruit des bottes.