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LA TUNISIE NE VEUT PLUS ÊTRE UN «MODÈLE» : Chronique de la faillite d’une supercherie

par A. Benelhadj

Suite et Fin

Les échanges inter-maghrébins représentent une fraction infime des échanges extérieurs de chacun d’eux. Le contexte actuel aurait constitué des circonstances favorables à une relance de la construction maghrébine que la géographie, la culture, l’histoire et les intérêts de l’ensemble régional imposeront inévitablement un jour.
Au lieu de cela nous avons des régimes fragiles et infantiles qui serrent les dents, font le gros dos et attendent que ça passe… Tandis que les « démocrates » en chambre se trompent d’époque et joue à Godot en souffrant sur les braises, alors que tout le monde sait qu’il ne reste plus rien sous les cendres.
Irréversibilité.
Récemment, des politiques français de droite, une boutade sans doute, ont proposé une acception de la Révolution qu’ils préfèrent plus emprunter à la mécanique newtonienne qu’à l’histoire de France. Ils seraient bien avisés de bien noter que la Révolution tunisienne exclut tout retour aux conditions initiales.
Peut-être que les puristes trouveraient qu’en absence de projet, le terme de « jacquerie » serait plus approprié. Laissons aux Tunisiens le temps de faire ce qui leur convient de faire. C’est un truisme à rappeler qu’une libération n’est jamais définitivement accomplie, c’est moins un état achevé qu’un processus dynamique toujours en mouvement, toujours à refaire. De plus, la Tunisie n’a pas tari son flot des surprises et nos amis Tunisiens n’ont pas fini de nous surprendre.
Quoi qu’il en soit, depuis quelques jours, s’élève de Tunisie un parfum d’irréversibilité.
Bien sûr, on essaiera de faire comprendre gentiment, diplomatiquement aux Tunisiens que leurs emplois, leurs revenus, l’équilibre de leur balance des paiements… dépend des investissements étrangers et aussi un peu de leur… docilité. On essaiera de les convaincre qu’il faut être « raisonnable »… Sinon pas de flexibilité, pas de touristes, pas d’investissements !
Qui peut croire un instant que ce chantage invraisemblable puisse avoir un lendemain ?
Il faudra bien qu’à l’étranger on se fasse à l’idée que désormais le Tunisien qui baisse la tête et qu’on humilie, les larbins et autres serveurs des complexes touristiques qui accourent le dos voûté, la Fatma qui fait les étages et passe la serpillière… toute cette Tunisie subalterne, sous-traitante, preneuse d’ordres, la Tunisie des domestiques est finie. Elle est partie avec Ben Ali.
L’entreprise étrangère la plus avisée sera celle qui financera l’érection, à l’endroit où il s’était immolé, d’une statue à la mémoire de Mohamed Bouazizi…
Peut-être est-ce le chemin pris par le patronat français à lire sa dernière (et très surprenante déclaration) : La présidente du Medef Laurence Parisot a exprimé mardi son « admiration » pour le peuple tunisien et salué sa « sagesse », promettant une « initiative » pour renforcer les liens économiques si une « vraie démocratie s'installe vite ».
Chacun peut facilement interpréter la portée réelle du message transmis aux autorités tunisiennes… et d’ailleurs pas seulement à elles…
Contrairement aux postures qui font pétition d’horizontalité « pragmatiques » et d’expertise en gouvernance, récemment parvenus sur le marché de la modernité à l’usage des benêts, clamant à tout vent que l’époque n’est plus aux « forfanteries », un peuple debout qui sait ce qu’il veut (et surtout ce qu’il ne veut pas) est toujours mieux écouté qu’un peuple couché. L’ingénierie politique est une dimension qui a échappé à ces techniciens amateurs.
Il faut toujours payer pour voir.
« Ce n'est pas parce que les choses sont difficiles que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elles sont difficiles. » Sénèque.
Des « modèles » et des « miracles ». L’espace de la prédation.
La Tunisie, à son insu a été posée comme modèle. Elle ne fut ni la seule ni la première. Est tenu pour miracle ou modèle tout pays générateur de profits pour ceux qui y investissent et qui ne se considèrent comme nullement engagés par les conséquences finales de ce processus. Il ne s’agit malheureusement pas d’un système promoteur d’efforts, de rigueur, de progrès, de créativité ou de richesses pérennes.
L’Irlande, l’Islande, l’Argentine, la Thaïlande, les Philippines, la Côte-d’Ivoire, la Grèce… ont été chacun à leur tour des « miracles » ou des « modèles »
Ils ont en savent le prix.
Le peuple tunisien vient de signifier clairement qu’il n’est ni un « modèle », ni un « miracle ». Mais en répudiant cette caricature mortifère, ce que beaucoup redoutent, il se pose en nouveau modèle (toujours à son corps défendant, car il ne veut donner de leçons à personne). C’est dans ce sens que ce pays peut enclencher une épidémie qui menace tout un mode de développement et la portée de cet exemple va bien au-delà du monde arabe et musulman.
En se libérant, le peuple tunisien vient de se faire de très nombreux ennemis.
« Le peuple est devenu intelligent ! » hurlait la foule dans les rues de Tunis.
NOTES.
[1] Les Américains se souviennent encore qu'à Fort Alamo (en 1836), face à l'armée mexicaine de Santa Anna qui allait le raser, le seul qui ait demandé à quitter le Fort avant la bataille était un Français. Le travestissement de l'histoire dont les Américains – et les Texans en particuliers - sont coutumiers ne change rien à l'affaire.
[2] http://www.rue89.com/2011/01/12/lindecence-au-pouvoir-mam-offre-une-aide-securitaire-a-tunis-185251. Jean-François Copé, le secrétaire général de l'UMP, a défendu cette position, soutenant la position de Michèle Alliot-Marie. Le député-maire de Meaux semblait même encore plus prudent: « Nous n'avons pas beaucoup d'informations. Il faut respecter la souveraineté de ce pays », a-t-il affirmé, précisant que « la France est un pays ami de la Tunisie » (sous entendu, de Bel Ali).
[3] Seul parmi les responsables arabes, le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a apporté un soutien appuyé au président déchu, estimant qu'il était « toujours le président légal de la Tunisie ». Dans un discours à l'adresse du peuple tunisien diffusé par les médias d'Etat libyens, le colonel Kadhafi a déclaré: « Vous avez subi une grande perte », « Il n'y a pas mieux que Zine pour gouverner la Tunisie ». (AFP, D. 16/01/2011)
[4] Mardi 18 janvier, la conférence de Stéphane Hessel à l'ENS (Ecole Normale supérieure à Paris) sur le boycotte des produits israéliens a été interdite à la demande du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France). La judiciarisation des conflits d'opinions aboutit peu ou prou à assimiler anti-sionisme à anti-sémitisme en sorte que dorénavant toute critique d'Israël peut-être passible des tribunaux. Un cri du cœur : Stéphane Hessel (2010) : Indignez-vous ! Indigène édition, 28 p.