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Un débat non partisan est-il possible sur les récentes émeutes ?

par Mohammed Kouidri*

Lorsque monsieur le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales attribue aux émeutiers des qualificatifs de présumés coupables, on comprend parfaitement pourquoi il le fait et il est, tout à fait, dans son rôle de responsable

des forces de maintien de l'ordre.

Il y a eu atteinte à l'ordre public et dégradation de biens publics et privés. Pire, il y a eu mort d'hommes. En présentant les émeutiers flagrant délit au procureur de la République, la police judiciaire est bien obligée de présenter, en même temps, l'exposé des motifs, quitte à ce que celui-ci et la chambre d'accusation confirment, modifient ou réfutent les griefs. Juridiquement, le ministre est tenu constitutionnellement de faire ce qu'il a fait, et politiquement il ne peut le faire autrement que dans le sens qui agrée son appartenance partisane ou tutélaire. Sinon, pourrait-il scier la branche sur laquelle il est assis. Le jugement et l'action d'un ministre, d'un décideur politique donc, connaissance prise de tous les rapports et analyses qui lui parviennent, s'inscrivent dans l'urgence sur le terrain des opérations parce qu'il y a toujours « le feu » en politique, et particulièrement dans le cas d'un ministre de l'Intérieur dans le contexte troublé qui est celui de notre pays, cadré par une loi d'urgence instaurée depuis pratiquement deux décennies. Pour la même raison, c'est-à-dire ; l'assassinat du chef de l'Etat, l'Egypte vit sous ce régime depuis trois décennies, ce qui lui vaut tous les problèmes qu'elle endure malgré le fort soutien occidental. Un ministre est un acteur politique, un décideur, qui n'a pas la mission ni le temps ni la qualification, comme un chercheur, d'analyser froidement les évènements avec le recul nécessaire pour agir ensuite. C'est un homme d'action et de décision, à l'inverse du sociologue qui a pour mission d'analyser et proposer pour l'action. L'analyse du sociologue s'inscrit dans la durée observatoire qui a besoin du recul et l'absolu nécessaire sérénité. La police a pour mission de chercher le coupable d'un délit pour que passe la justice.

Le sociologue n'est pas un policier, comme le ministre de l'Intérieur, il le complète en cherchant à améliorer ses performances par la recherche des causes des évènements. Il n'est pas non plus un acteur politique et n'est tenu, en principe, par aucune appartenance idéologico-politique. Il peut tout au plus influer sur la décision d'un ministre, dans les limites d'ouverture de celui-ci, en y apportant l'aide experte rémunérée dans un cadre contractuel de prestation de service ou à titre de conseiller, individuellement ou, mieux, dans une commission ad hoc pour les grandes questions. Tous les gouvernements modernes avancés ont recours à ce procédé, c'est pourquoi ils avancent toujours. Le sociologue ne doit pas faire doublure avec le policier dans sa recherche du coupable, il doit chercher les raisons qui pourraient expliquer les causes du délit ou crime pour aider le politique à prendre les meilleures décisions susceptibles de faire l'économie des crises évitables. Les deux missions, rôles et attitudes, sont très différentes tout en étant nécessairement complémentaires dans une bonne gouvernance d'un Etat moderne. Les deux rôles se complètent-ils dans notre pays, ou s'écoutent-ils au moins ? La réponse serait tout un débat à mener. Brièvement dit, l'Algérien ; dirigeant, intellectuel ou monsieur tout le monde, est encore au stade de l'axiome basique des premières heures du mouvement national d'indépendance qui dit : « qui n'est pas pour moi est forcément contre moi ». Il lui est difficile de se remettre en cause comme disait un collègue psychologue : « L'Algérien, pour ne pas assumer, ne dira jamais je suis arrivé en retard parce qu'il a raté le bus. Il dira plutôt que c'est le bus qui est parti sans lui ». La deuxième clarification nécessaire concerne le terme d'émeutier. Selon la définition classique de l'émeute comme étant « un tumulte séditieux dans la rue », il faudrait distinguer entre deux catégories d'émeutiers ; ceux qui répondent à cette définition stricto sensu et ceux que l'on appelle un peu partout dans le monde les « casseurs ». Ces derniers relèvent d'abord de l'action de la police judiciaire et du tribunal, de la cour criminelle pour certains cas. Leur comportement, comme objet d'analyse, relève des études habituelles sur la délinquance et la criminalité telles qu'elles sont menées dans les universités et les centres spécialisés de rééducation. L'intérêt du présent article porte seulement sur les premiers. Pour résumer : comme toutes les émeutes, sous tous les cieux, celles qui viennent de secouer bon nombre de quartiers de certaines de nos villes sont des manifestations dont la forme violente ne doit pas cacher ou réduire le message social et politique à un acte collectif purement délictuel. L'assassinat de la parlementaire Gabrielle Giffords à Tucson en Arizona qui a fait 6 autres victimes et 13 blessés, plus ou moins graves, a été le fait de leur compatriote Jared Lee Loughner seul. Pourtant, le chef de la police, avant la presse, le gouverneur et Obama lui-même, avait tout de suite déclaré : « il y a un climat de haine qui a été instauré et entretenu depuis longtemps à Tucson».

Il tenait ça de son observation propre et des articles et entretiens de chercheurs qui avaient attiré l'attention des pouvoirs publics sur la haine, le racisme, la misogynie et le va-t-en guerre d'un fort courant ultraconservateur, menaçant et provocateur, en réaction de l'élection d'Obama bien avant la tragédie. Comme quoi, un délit ou crime commis par une seule personne peut receler un message à plus grande échelle social et politique. A plus forte raison lorsqu'il s'agit d'émeutes ! Mais dire que l'approche doit être nécessairement sociale, économique, politique et culturelle ne doit pas, non plus, conduire à jumeler le travail du sociologue et celui du partisan. L'idée de l'intellectuel organique d'Antonio Gramsci a fait son temps. Ceci n'entame en rien la légitimité de toute opposition de saisir la moindre occasion pour essayer d'affaiblir le pouvoir en place, à fortiori lors d'évènements graves. Elle est là pour ça, et même lorsqu'elle n'existe pas, il faudrait la créer car il y va de l'équilibre du système politique pluraliste moderne vers lequel tendent, aujourd'hui, toutes les nations.

Le pouvoir en place, pour se défendre, essaie toujours d'en faire autant avec ses adversaires politiques directement ou indirectement. L'adversaire peut être, d'ailleurs, national et/ou étranger. « La manipulation » et « La main de l'étranger » dont il est parfois abusé, il est vrai, ne sont pas que des mots dans certains cas de troubles ou d'assassinats politiques. Les exemples de la Roumanie et de l'Afghanistan ne sont, malheureusement, pas les seuls. Depuis Ibn Khaldoun, qui a, lui-même, pratiqué la politique et servi d'intermédiaire politique à maintes reprises, et plus récemment Machiavel, on sait qu'en politique, l'opportunisme et la ruse pour la mise en faute de l'adversaire sont les armes, de bonne guerre, les plus redoutables. Les deux camps sont à la recherche permanente du coupable en l'adversaire, sachant pertinemment que, par exemple le « plein-emploi » ou le « paradis socialiste, où chacun donne ce qu'il peut et prend ce dont il a besoin » sont des rêves de jeunesse de l'Algérie indépendante. Mais chaque camp soutient mordicus que c'est lui seul qui est en mesure de les réaliser aujourd'hui. A la décharge du pouvoir en place, rappelons que lors d'une confrontation, l'opposition bénéficie toujours d'une position plus confortable parce qu'elle n'est pas en charge des affaires publiques. Le sociologue a pour mission de chercher le pourquoi des évènements et comment les éviter à l'avenir, dans la neutralité relative possible, à équidistance des partis politiques et idéologies en conflit autour du pouvoir de prise de décision. Les récentes émeutes en Algérie et en Tunisie ont créé l'occasion d'une rare unanimité d'observateurs, nationaux et étrangers, sur la nécessité impérieuse pour une société d'écouter ses jeunes. Mais, écouter c'est entendre, c'est-à-dire comprendre. Or, les explications données par les uns et les autres sont dissonantes et parfois diamétralement opposées. Les contradictions et les cafouillages des opinions se retrouvent d'abord dans les messages médiatiques sous forme de propos des jeunes, et moins jeunes, interviewés par les chaînes de télévisions, nationales et étrangères ; arabes et françaises pour ne citer que les plus suivies d'entre elles. Exemple : Sur notre chaîne satellitaire, un jeune s'exclamait avec force : «Parmi ces jeunes qui cassent et brûlent, il y en a qui n'ont jamais acheté l'huile ou le sucre. Et de toute façon, pourquoi détruire et brûler ? ». Le constat est séduisant pour les non-violents comme moi. Mais la question demeure entière : pourquoi certains jeunes se lancent volontiers, en grand nombre, dans les émeutes à la première occasion ? Deuxième exemple : sur France 24, un autre jeune clamait avec autant de force : « il n'y a rien pour les jeunes en Algérie, ni logements, ni emplois, rien, et la vie est trop chère. Les émeutes c'est à cause de tout ça, parce que tout est lié». Pourtant, la majorité des jeunes n'est pas émeutière, en Algérie comme en Tunisie. La majorité des jeunes, au moment des émeutes, se retrouvait dans les lycées et universités, sur les champs à la campagne et au travail dans divers secteurs urbains. Ce qui ne doit, en rien, minimiser la gravité de la situation de chômage et de précarité d'une catégorie de la jeunesse dans les deux pays. Dans tout ça, et en dépit du caractère sélectif des interviews retransmises par les différentes chaînes, quel est le message qui doit être décrypté ? Celui des émeutiers ou celui de ceux qui, dans beaucoup de quartiers à Oran, Blida, Annaba, Tizi Ouzou, Béchar?ont défendu des établissements publics et des superettes privées. Evidemment, la réponse est unique dans tous les cas : Il faut les écouter tous, pendant que la police et la justice font leur travail. D'aucuns ont, un peu trop vite, établi le parallèle avec le 05 octobre 1988. Hier, c'était la semoule, aujourd'hui ce seraient l'huile et le sucre la cause des émeutes. De mémoire de sociologue ayant vécu les deux situations, la seule similitude qui mérite d'être retenue est que ces clichés à l'emporte-pièce sont trop réducteurs. En 1988, le dirigeant d'un parti algérien naissant avait ironisé sur le titre « émeutes de la semoule » donné par la presse française aux évènements, l'accusant de nous réduire à un simple tube digestif. Quant à la différence, elle est énorme. En 1988, tout en déplorant les dégradations et vols de biens, il y eut une large sympathie populaire envers les manifestants. Les villes et villages touchés ont été incomparablement beaucoup plus nombreux, autant dire la totalité des agglomérations. La violence destructrice a été incommensurablement plus dommageable et la durée de l'agitation beaucoup plus longue. Les menaces sur l'Etat et la société ont été telles qu'il a fallu recourir, pendant longtemps, au couvre-feu d'une partie de la journée dans plusieurs wilayas du pays et pas les moindres. C'était il y a 22 ans. La société algérienne et l'Etat national ont beaucoup évolué depuis. Ils ont survécu à la tragédie nationale ravageuse et sanglante de la décennie 90 qui a failli entraîner le pays dans le syndrome afghan. Le danger avait alors imposé la promulgation d'une loi d'urgence, ce qui signifie la suspension partielle de la Constitution, notamment dans le chapitre des libertés individuelles et collectives, un peu comme le patriot act américain post-11 septembre. Elle est toujours en vigueur. On a appris plus tard qu'en 1993 le doute s'était lourdement installé au sommet de l'Etat. Il a fallu attendre les années 2000 pour amorcer le retrait progressif des dispositifs sécuritaires, de guerre devrait-on dire, qui encadraient villes, quartiers et villages. On comprend alors pourquoi cette fois-ci, contrairement à 1988, il n'y a pas eu de sympathie pour les manifestants et encore moins pour les émeutiers.

Au contraire, il y a eu une grande angoisse collective. Un sentiment de frustration, de sourde révolte, que l'Algérie pouvait bien se passer de ce nouveau drame parce qu'il était évitable. C'est une incompréhension largement populaire. Les émeutes ont été, limitées, localisées, contenues dès le départ et vite maîtrisées, à la différence de celles de la Tunisie sœur qui sont devenues tragiques pour évoluer ensuite vers un mouvement populaire beaucoup plus large de contestation du pouvoir en place en demandant le départ du chef de l'Etat. Pourtant, la Tunisie, qui il y a à peine un mois, était présentée comme le « petit dragon » du Maghreb pour sa croissance économique et sa stabilité, n'a pas connu d'émeutes depuis celles dite « du pain » du 27 décembre 1983 au 6 janvier 1984, alors que les troubles en Algérie n'ont pratiquement cessé de manière significative que lors de la dernière décennie, sans jamais atteindre ce stade, sauf lors de l'insurrection de l'ex-Fis où les manifestants demandaient le départ du chef de l'Etat. La comparaison entre les deux cas nécessiterait à elle seule un long débat entre chercheurs des deux pays pour un maximum d'objectivité. Dans le cas particulier de l'Algérie, deux séries de raisons pourraient expliquer la différence, dans la nature comme dans l'ampleur, entre les récentes émeutes et celles d'octobre 1988.

 La société est toujours en période post-traumatique, après avoir souffert toutes les affres des violences passées. Ce post-trauma peut expliquer aussi bien la prédisposition à l'émeute chez une partie de la jeunesse fragilisée que la douleur dissuasive du souvenir subconscient des malheurs du passé chez la majorité de la communauté nationale. Grâce à l'ouverture relative du champ politique et associatif et le véritable pluralisme journalistique introduits après les premières émeutes d'il y a plus de deux décennies, une meilleure médiation s'est établie entre le gouvernement et les partis et mouvement associatif naissants. Comme « on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs», le déverrouillage n'est pas allé sans heurts et malheurs. Mais au bout du compte, on ne peut nier aujourd'hui que les fracas de l'apprentissage ont beaucoup diminué d'intensité contribuant à assagir les esprits un tant soit peu.

On peut donc supposer, sans trop de risques de se tromper, que le développement de cette médiation par l'ouverture encore plus poussée des champs politique et médiatique amènerait à plus brève échéance une situation de non violence et de manifestations organisées et citoyennes quelqu'en soit le thème. Enfin, les institutions sociales et étatiques, notamment celles impliquées dans la socialisation, la sécurité et le maintien de l'ordre ont beaucoup gagné en expérience et efficacité, à leur corps défendant. Au plan humain, la tolérance qui est synonyme de non-violence est en train de s'imposer à la mentalité algérienne après les dures souffrances du passé récent, fait d'intolérance et de violences destructrices et meurtrières. Des chaînes d'information étrangères ont professionnellement tenté, dans plusieurs reportages, de débusquer un lien probable entre les émeutes et certaines forces sociopolitiques, en insistant évidemment sur l'islamisme. Les imams de l'Algérie entière ont fait du prêche du premier jour des émeutes une fervente prière pour la sauvegarde du pays et un vibrant appel à l'unité, le calme, la sérénité et le recueillement. On est loin des appels au « Djihad » des années sombres et sanglantes. Et au plan sécuritaire de la gestion des émeutes, les institutions de l'Etat ont eu largement le temps de recruter, former, affuter leurs armes et expérimenter leur know how dans le feu de l'action, plus de deux décennies durant.

Décryptage d'un message brouillé

Réduire les récentes émeutes à une réaction de jeunes chômeurs à l'augmentation des prix de l'huile et du sucre serait trop simple. De toute façon, Cevital, par la voix de son patron lui-même a officiellement opposé un démenti vérifiable à toute prétendue augmentation, avant et pendant les émeutes. A Alger d'où sont parties les premières émeutes, le climat était déjà électrique. Le climat en dehors de la capitale n'était pas plus serein. Il y a longtemps que les échauffourées et émeutes localisées à l'occasion de l'octroi de logements sont devenues une quasi-banalité, au nord comme au sud, à l'est comme à l'ouest. Plus récemment, on a assisté à des batailles rangées entre des populations relogées et des habitants plus anciens de certains quartiers de la capitale, sur des histoires que la presse qui les a relatées n'arrive toujours pas à expliquer. L'Algérie reste l'un des très rares pays à continuer d'octroyer des logements sociaux dans des conditions qui évoquent l'Etat-providence, et pourtant. L'octroi de logements ou les relogements de populations d'habitat précaire sont toujours l'occasion de désordre et d'émeutes. Le comble de l'ignominie a été atteint lorsqu'on a brûlé le drapeau national, à Annaba. Les auteurs ont été condamnés par la justice mais la population algérienne dans son ensemble reste désarçonnée. A chaque fois qu'il y a eu émeute, des émeutiers se sont avérés des indus prétendants au logement. Pire, parfois ce sont de véritables agents de la spéculation immobilière d'après les petites histoires que racontent régulièrement une partie de la presse et/ou la vox populi. Les passe-droits, vrais ou faux, ne peuvent pas expliquer ce phénomène. Il y a eu aussi des échauffourées sporadiques à plusieurs endroits entre jeunes et forces de l'ordre lors de déménagements forcés de marchés informels, et pas seulement à Alger. Ces incidents ont été le détonateur des récentes émeutes. Par ailleurs, les caractéristiques particulières de certains quartiers agités ont fait penser à l'action de forces socioéconomiques puissantes, liées au secteur informel, qui auraient allumé la mèche par la rumeur et la manipulation. La raison est qu'elles seraient menacées par les dernières mesures gouvernementales les poussant à la visibilité pour réduire l'évasion fiscale et une plus grande transparence du système économique réorganisé. Le bras de fer entre l'Etat et le puissant secteur informel, qui ne doit pas être réduit aux petits « Beznassis » seulement, est ancien et compliqué. La théorie d'une manipulation de jeunes en difficultés qui serait, non pas la raison même des émeutes mais, l'étincelle qui a allumé la mèche dans un climat déjà propice, pourrait être une partie, mais une partie seulement, du début d'explication. Trois informations, que le lecteur ne possède pas forcément, peuvent, en effet, soutenir cette hypothèse : 1) l'Algérie est en train de réaliser le premier Recensement Economique (RE) de son histoire. 2) L'obligation de paiement par chèque ou virement de toute transaction dont le montant dépasse une certaine somme a été remise sur le tapis après plusieurs hésitations, avancées, reculs, décisions et retrait de décisions. 3) Le retour généralisé à l'exigence de facture dans le commerce, de l'opérateur ou importateur au détaillant, en passant par le grossiste. Il y a donc urgence à s'attaquer au problème de ces dizaines de milliers de jeunes acculés à l'informel, moralement fragilisés et socialement déstabilisés.

 Une autre partie de l'explication se trouve dans le déficit de médiation entre les pouvoirs publics et ces jeunes, j'ai nommé la société civile, les syndicats et les partis dont la présence sur le terrain est réduite à sa simple expression. Ils sont nés dans un contexte de fracture, de suspicion et d'extrême violence, à la faveur de la Constitution de 1989 et la loi sur les associations de 1993. Ils sont extrêmement jeunes aussi, du point de vue sociologique où l'âge des organisations se compte parfois en siècle d'expérience dans les pays démocratiques. En plus, leur développement est entravé par un état d'urgence qui ne peut être que restrictif par définition. C'est là un autre débat entre les demandeurs de la levée de l'état d'urgence et les pouvoirs publics qui considèrent une telle demande prématurée. En attendant l'issue de ce débat, il est impératif d'élargir des cadres organisés de dialogue et de concertation au maximum, jusqu'à atteindre ces jeunes qui, à défaut, se sont exprimés par la violence. La médiation entre l'Etat et la société c'est aussi, et surtout, le développement culturel qui passe par le soutien au développement d'une intelligentsia communicative et des élites crédibles et performantes, mais pas seulement en politique. Le dernier geste de revalorisation de la fonction universitaire va dans le bon sens. Il n'y a pas plus prometteur pour l'avenir de la société que la remise de l'échelle de valeur à l'endroit. Au-delà de l'augmentation salariale, c'est la revalorisation sociale et morale qui doit être saluée. Un collègue me racontait comment certains de ses voisins, de la cité où il habite, l'évitaient parfois du regard à cause d'une certaine gêne compatissante, étant donné l'écart social qui était inversement proportionnel à l'écart intellectuel entre eux et lui. Il est aujourd'hui heureux de pouvoir répondre allègrement à leur Salam A'Oustad (Salut Professeur) et leur franc sourire. Aux universitaires, maintenant, de se mettre au travail dans leurs amphis et laboratoires pour relever le niveau intellectuel et pour communiquer à l'Etat et la société les résultats de leurs recherches, notamment dans le domaine du développement durable. Un développement qui entraîne toujours un autre développement, quelque soit l'opposition ou le pouvoir en place, car la stabilité n'est pas stagnation, bien au contraire. « Qui n'avance pas, recule » dit le proverbe, et il n'y a pas de régression féconde sauf dans la théorie freudienne de la psychanalyse que Michel Onfray vient de dénuder au grand dam de ses adeptes cabinards pécuniairement intéressés.

* Enseignant ? chercheur, Fac des Sciences Sociales, Oran.