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7 septembre : impressions de manif

par Pierre Morville

Comme un ou deux millions de salariés en France,le Chroniqueur de Paris a participé à l'un des nombreux cortèges contestant la réforme sur les retraites 7 septembre. Parti tôt, et au regard des sombres nuages qui couvraient Paris à cette heure, le Chroniqueur de la même ville s'était muni d'un épais manteau. Chaud. Après quelques rendez-vous prévus dans la matinée, prendre le risque pour défendre la retraite à 60 ans, d'aller battre le pavé une grande partie de l'après-midi sous la pluie, méritait bien quelques précautions.

La méfiance affichée par le Chroniqueur de Paris sur les pronostics de Météo France a fait de celui-ci, parmi les 1,5 million, 2 millions, 2,5 millions et demi de manifestants qui dans toute la France, tempêtaient, huaient, gueulaient contre la réforme des retraites sous un soleil resplendissant, l'un des rares crétins à défiler, ruisselant de transpiration, un lourd manteau chaud sous le bras?

Finalement, la météo, c'est comme les prévisions macro-économiques, il faut leur faire absolument confiance dans le très court terme, très moyennement dans le moyen terme (c'est-à-dire, passé une semaine), quant au reste et au-delà, il vaut mieux prier.

Une belle manif' !

Toujours est-il que pour une belle manif', ce fut une belle manif' ! A Paris, la manif', ça tient de la tradition, et on y tient ! Autant qu'à la Tour Eiffel, aux Bateaux-mouches, au Père Lachaise, au Mur des Fédérés, au Drapeau, à Mai-68, à Catherine Deneuve, à la République, à Edith Piaf, à Charles de Gaulle et aux Deux-Magots (pour ceux qui ne connaissent pas, un bistro de St Germain-des-Près, un peu prétentieux mais à des tarifs encore tout à fait abordables).

 Bon ! Il y avait un foutu paquet de gens qui marchaient ensemble de la République à la Nation, en passant par la Bastille. Le trajet ? Dans la symbolique (République-Bastille-Nation), rien que du lourd, et même si le trajet sempiternel était terriblement traditionnel, le parcours, comme disent ces enfoirés d'Anglais, est toujours "so fashion".

 Beaucoup de drapeaux (rouges, bien sûr mais la gamme chromatique s'élargit), des banderoles, des calicots, des gros ballons montgolfières, des orchestres, des trompes insupportables venues d'Afrique du Sud (Le Mondial ! Maudit souvenir !) qui vous rendent définitivement sourds à tout raisonnement, des tracts comme s'il en pleuvait, des pétitions improbables, des services d'ordre syndicaux sexagénaires à l'air martial, des vendeurs de merguez? Tout était bien !

 Dans les innombrables cortèges, où chacun manifeste dans sa chapelle, le monde réuni était plutôt bon enfant, rigolard, en petite chemise (sauf moi, en manteau) Mais si l'on grattait un peu, la posture était plus contradictoire. On devinait vite sous la bonhomie, une grande rage froide. Rigolards ? Rage froide ? Deux concepts psychologiques dont il faut bien reconnaître qu'ils ne sont pas tout à fait cohérents entre eux. C'était pourtant le sentiment que donnait l'expression de cette multitude qui savait bien que malgré la réussite des manifestations, le gouvernement n'allait pas céder, ni même amender son projet de réforme.

 En traduction instantanée : on a beau être 2 / 2,5 millions dans la rue le 7 septembre, cela ne sert pas à grand-chose. Et pourtant ! Si l'on ramène cela aux 64,7millions de personnes recensées dans mon doux pays, cela veut dire qu'environ 3% des Français ont manifesté. Toutefois, à ce chiffre, il faut écarter, les actuels retraités (ils sont sauvés !), les enfants en bas âge, les malades, les impotents, les banquiers, les notaires, les adhérents de syndicats patronaux, les artisans et commerçants, ardents à la tâche et peu enclins aux luttes collectives (Dieu, merci ! Comment les manifestants auraient-ils pu se sustenter et boire un coup ? Les terrasses étaient pleines de la République à la Nation?). Bref au résultat, on peut estimer, avec toutes les corrections arithmétiques nécessaires, sous le contrôle bien sûr de l'Insee, que sur les actifs (27 millions de français), 1 actif sur dix manifestaient, et plus d'un salarié sur dix (17 millions et les principaux concernés par la susdite réforme) battaient le pavé.

 Allez, ne chipotons pas, certains notaires ont dû manifester ! Au résultat donc, à Paris, un actif, ou une active sur dix légèrement vêtu (e) a marché cinq heures durant (pour faire au plus 5 kilomètres), tout en papotant avec ses voisins de manif, en criant de temps en temps des slogans anti-gouvernementaux, le tout sous un soleil de plomb.

 Bon ! L'objectivité des chiffres nous oblige à reconnaître que la sous-sous-sous-population statistique, qui par méconnaissance des prévisions météos, avait, le 7 septembre, défilé un lourd manteau chaud sous le bras ou alternativement sur l'épaule, à cause de la sueur, était beaucoup plus infime. Voire inexistante sur une analyse raisonnée des grands nombres. C'est tout le drame des minorités?

- dis, mamie, raconte-moi une histoire

- j'ai pas le temps, je pars au boulot

 En revanche, les gens normaux, en chemise ou en tee-shirts, étaient surpris d'être aussi nombreux et dans le même temps chacun savait que le gouvernement resterait inflexible, d'où la rogne perceptible dans une atmosphère sans nul doute très bon enfant. Le gouvernement n'a évidemment pas cédé. Mais c'est dans ces moments-là que l'on constate un profond désaccord très perceptible entre le peuple et ses mandants.

 Reprenons l'argument des uns et des autres sur les retraites.

 Pour les tenants d'une " réforme à la dure " : l'espérance de vie croît mécaniquement. En matière d'espérance de vie, les Français gagnent en moyenne un semestre de vie supplémentaire tous les deux ans. Dans la population, la proportion des actifs qui financent les retraites des ainés, système de retraite par répartition oblige, tend donc à se réduire. Leur contribution est de surcroît mise à mal parce que nous rentrons, sinon dans une phase de récession, tout au moins dans une longue période de croissance très faible, accompagnée d'une remontée du chômage. Allonger la durée de vie au travail est donc l'unique solution : le gouvernement propose donc de reporter l'âge du départ à la retraite de 60 à 62 ans.

 Scandale ! Cette réforme est profondément injuste, rétorquent l'ensemble des syndicats pour une fois, totalement unis pour une fois, et avec eux, une très grande majorité des Français. Avec des arguments tout à fait sérieux. A quoi sert-il de faire travailler les vieux alors que les jeunes, toutes les statistiques le montrent, ont le plus grand mal à rentrer dans le monde du travail ? Pourquoi établir une retraite à 62ans quand on sait que les entreprises cherchent le plus souvent, passé 50 ans, à se débarrasser de leurs " seniors " ? Pourquoi ces mêmes entreprises sont-elles si peu sollicitées par la réforme actuelle du système paritaire des retraites, puisqu'elles ne participeront qu'à 10% de l'effort demandé à l'ensemble des Français ? Pourquoi, alors que les écarts de richesse s'accroissent dans la société française, le gouvernement s'interdit-il de taxer fiscalement les citoyens les plus fortunés ? Pourquoi le gouvernement se refuse à stimuler la croissance, créateur d'emplois, alors qu'une baisse de 3 à 4 points du chômage réglerait définitivement la question du financement des retraites ?...

 Au-delà de cet intéressant affrontement des thèses, les Français savent bien que l'allongement de la vie qui entraîne également une plus grande dépendance des personnes âgées et des dépenses médicales accrues, a nécessairement un coût. Ce n'est donc pas l'idée d'une réforme qui heurte mais les contours et les contenus de la réforme proposée actuellement par le gouvernement. Plus généralement, les classes populaires et moyennes ont parfaitement conscience qu'elles seront et de loin, les principaux victimes et contributeurs à la résolution de la crise financière actuelle (dont ils ne sont aucunement coupables) et aux déficits budgétaires qu'elle a entraînés. " Travailler plus longtemps pour gagner moins ", l'idée d'une " double peine " en agace beaucoup.

"Mamie zinzin"

Dans ce climat, il était normal de voir fleurir dans les cortèges manifestants d'innombrables caricatures visant Eric Woerth et Mme Liliane Bettencourt. Mamie zinzin ? C'est bien sûr le surnom de Liliane Bettencourt, une vieille milliardaire qui n'a plus aucune conscience de la valeur des chèques qu'elle distribue à foison à son entourage mais également aux partis politiques de la majorité actuelle. Ces accusations visent directement aujourd'hui Nicolas Sarkozy. Le président de la République paye également une réputation " bling-bling " et sa défense incompréhensible de son invention du " bouclier fiscal " qui protège efficacement les contribuables français les plus fortunés.

 Eric Woerth, ancien trésorier de l'UMP et ancien ministre du Budget est l'actuel ministre du Travail qui défend depuis le 7 septembre, le projet de réforme des retraites devant le parlement. Cet homme politique embringué dans l'affaire Bettencourt, trimballant de nombreuses casseroles et " affaires " qui fleurent bon le conflit d'intérêts est un ministre usé et affaibli qui n'a plus guère l'autorité morale pour défendre une transformation impopulaire du système des retraites. Pourtant, Nicolas Sarkozy présente lui-même celle-ci comme " la réforme majeure " de son quinquennat. Et a affirmé à tous les Français le 14 juillet dernier qu'Eric Woerth était "honnête homme".

 Jusqu'alors prudents sur ces affaires politico-judiciaires, les dirigeants des deux principaux syndicats, Jacques Chérèque pour la CFDT et Bernard Thibault pour la CGT ont, à la veille de la manifestation du 7, dans une déclaration commune, remis en cause Eric Woerth comme interlocuteur acceptable des partenaires sociaux dans la négociation sur les retraites. Une première dans l'histoire sociale française où la tradition veut que les syndicats ne réfutent jamais les interlocuteurs gouvernementaux, même si leurs militants réclament parfois avec vigueur leur démission mais uniquement dans les manifestations !

 Beaucoup d'observateurs s'interrogent sur l'implication personnelle de Nicolas Sarkozy dans la défense de son ministre Eric Woerth. Certes, le Président a promis un vaste remaniement après le débat parlementaire dont la durée a été raccourcie à une semaine dans chacune des deux assemblées. Débats express donc, pour " la plus importante réforme du quinquennat ". Au remaniement prévu, Eric Woerth perdra certainement son poste de ministre du Travail, voire de ministre tout court. Le sort du Premier ministre, François Fillon est lui-même sérieusement en débat. Ce qui, paradoxalement, accroit sa (faible) popularité.

Nicolas Sarkozy "attentif"

Hier, à la sortie du Conseil des ministres, le président de la République s'est déclaré " attentif " à l'inquiétude des Français. Mais il est resté droit dans ses bottes sur le report de la retraite à 62 ans, concédant quelques aménagements mineurs sur les " carrières longues " (les salariés qui ont commencé le boulot à seize, voire à 14ans) et quelques milliers de travailleurs qui souffrent d'un handicap professionnel.

 Assuré de la majorité parlementaire, Nicolas Sarkozy va donc passer en force. Ils humilient au passage les syndicats, CGT et CFDT en tête, qui se sont beaucoup investis. Ces derniers ne pourront pas se satisfaire sans combats, de la posture actuelle du gouvernement, sauf à perdre la face. Quant aux salariés, ils écoutent avec beaucoup d'attention le Parti socialiste qui a promis de revoir la réforme en cas d'alternance en 2012.

 Nicolas Sarkozy fait le pari que les électeurs lui rendront gré et grâces, à la prochaine présidentielle, d'avoir tenu le coup face à la rue et d'avoir réussi à faire passer une réforme impopulaire mais inévitable. Pari risqué.

 Nicolas Sarkozy devrait être également " attentif " aux statistiques soulignées par un économiste très classique, Patrick Artus. Dans un article intitulé " la déflation est là "*, il note qu'aux Etats-Unis, la productivité du travail a augmenté en un an de 6% et les salaires réels seulement de 1%. Au niveau mondial, la productivité de 3% et les salaires de 1,5% ". La situation européenne est beaucoup plus proche de la situation américaine, comme en atteste, l'explosion des bénéfices du " Cac 40 ", l'indice boursier qui regroupe les cotations des 40 plus grosses entreprises françaises. Cela aussi, ça agace?

*Alternatives économiques, septembre 2010