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L'homme de l'ombre

par Abed Charef

Avec le décès de Lakhdar Bentobbal, c'est un monument du mouvement national qui s'en va.

C'était un homme de l'ombre. Abdellah Bentobbal, qui a choisi un 20 aout pour partir, était un ces hommes bien accroché dans l'appareil, et qui se croit investi d'une mission quasi divine, qu'il plaçait au-dessus de tout. Au dessus- des autres, de lui-même, au-dessus de la vie et de la mort.

Mais Abdellah Bentobbal n'était pas que cela. L'ancien chef de la Wilaya II était aussi un homme de pouvoir, d'organisation et de réseaux. Un homme doué d'immenses qualités d'organisation en temps de guerre, mais qui s'est trouvé désarmé quand la paix est revenue. Il représente aussi un concentré de ces qualités qui ont fait la grandeur d'une génération, mais aussi les travers et les faiblesses de cette même génération.

Mohamed Harbi et Abdelhamid Mehri ont tous deux noté que Lakhdar Bentobbal a écrit ses mémoires, avec l'assistance de Daho Djerbal, un des meilleurs spécialistes de la guerre de libération. Mais ces mémoires n'ont pas encore été publiées, pour des raisons futiles, sans aucun rapport avec le contenu du livre. Ce qui révèle que M. Bentobbal, malgré son parcours exceptionnel, vivait dans un environnement culturel rudimentaire.

C'est tout le paradoxe de cette génération. Bentobbal avait côtoyé les géants de l'histoire de l'Algérie contemporaine. Ses chefs directs étaient Didouche Mourad et Zighout Youcef, à qui il a succédé à la tête de la Wilaya II, après un long parcours de militant aguerri par la clandestinité. Il fait preuve d'un talent incontestable dans le travail de mobilisation et d'organisation, dans la mise en place de réseaux, quitte à en faire plus tard une clientèle. Il est aussi un acteur central du 20 aout 1955, quand la Wilaya II lance la population à l'assaut du système colonial, puis avant de participer au congrès de la Soummam, l'année suivante.

Mais c'est plus tard, durant la deuxième moitié de la guerre de libération, que M. Bentobbal prend un poids et une dimension exceptionnels. Se révèle alors chez lui l'homme de pouvoir, un pouvoir qu'il a exercé pleinement, au sein du fameux trio qu'il composait avec Abdelhafidh Boussouf et Krim Belkacem. Membre du CNRA, membre du GPRA, ministre de l'intérieur, il est au cœur de la décision, qu'il s'agisse des grandes décisions politiques, comme la création des institutions de l'Etat algérien ou les négociations avec la puissance coloniale, ou celles portant sur la nomination des responsables à différents niveaux.

A ce titre, il est partie prenant dans la mort de Abane Ramdane. En attendant de lire ses mémoires et de voir s'il évoque ce moment, comment il le présente et que rôle il y joue, Lakhdar Bentobbal n'est jamais apparu comme un homme qui se dérobe. Il appartient à cette catégorie de gens persuadés qu'ils incarnent la cause qu'ils défendent, qu'ils sont l'Etat, qu'ils sont l'Algérie. A ce titre, leur choix est au-dessus de tout. Il ne peut être contesté.

En période de guerre, cette évolution peut se comprendre, à défaut d'être justifiée. Mais l'Algérie a définitivement adopté ce mode de décision, et n'arrive plus à s'en débarrasser. Le pouvoir a raison, il a toujours raison. Ses choix ne sont pas contestables, et il a le droit d'utiliser la force brutale pour les imposer.

Le parcours de Lakhdhar Bentobbal prend toutefois un curieux virage au lendemain de l'indépendance. Le puissant ministre de l'intérieur des années de feu se transforme en un modeste haut fonctionnaire, qui semble perdu avec l'avènement de la nouvelle génération qui prend le pouvoir avec Houari Boumediène. Il ne fait guère de vagues, se contentant d'un poste presque honorifique à la tête de l'Union arabe du fer et de l'acier.

Il abandonne rapidement toute velléité politique, comme nombre d'hommes de sa génération, persuadés d'avoir accompli la mission historique pour laquelle ils étaient destinés. Mais en fait, il n'est pas le seul homme qui s'éclipse. Ses puissants compagnons, avec qui il faisait la pluie et le beau temps, Krim Belkacem et Abdelhafidh Boussouf, sont eux aussi éliminés de la course au pouvoir, ou s'en désintéressent, selon les versions.

Leur échec dans la course au pouvoir confirme cette maxime : les hommes qui émergent en temps de guerre ne sont pas forcément ceux qui feront la paix ; ceux qui réalisent l'impossible dans les moments difficiles peuvent se révéler de piètres manoeuvriers une fois la tempête apaisée.

Chacun a un rôle à jouer, selon ses convictions et ses capacités. Ce qui est valable pour les hommes est valable pour les générations. Celle de novembre s'est révélée particulièrement hégémonique. Elle pense qu'elle a fait la guerre, qu'elle construira un état moderne, une économie efficace et une société homogène. Grave erreur, que le pays paie au prix fort.