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Adieu, ma Zouli (V)

par Boudaoud Mohamed

Mec Toubek rapporte que le jeune homme décharné et pâle, que la mère a interpellé, a quitté le garage d'un pas pressé, et qu'il est revenu quelques secondes plus tard, suivi d'un homme, de deux femmes et d'un chien aux yeux larmoyants et chassieux, aux oreilles pelées et colonisées par de grosses tiques plombées.

Dès les premiers pas dans le garage, l'animal s'est mis à grogner et s'est dirigé vers les deux vers que la toux avait arrachés à la poitrine du noiraud. Prudemment, il avance lentement son museau noir vers les deux bestioles qui, toujours collées l'une à l'autre, barbotent dans une bave jaunâtre et épaisse, immobiles. Brusquement, se tortillant frénétiquement, les deux vers se détachent dans un bruit de ventouse qui éclate comme une détonation dans le profond silence qui règne sur le garage. Effrayé, le chien recule son museau, les observe un instant, puis se met à aboyer, par à-coups.

Alors, soudain, les deux vers jaillissent de leur bave, se jettent sur le cou du cabot, et comme deux vrilles, avec une stupéfiante rapidité, le perforent et disparaissent au fond de sa carcasse croûteuse. Le chien demeure un instant immobile, pétrifié par la surprise ; après quoi il se met à gigoter, doucement d'abord puis de plus en plus vite, gémissant, ne comprenant rien à ce qui passe à l'intérieur de son corps, ne sachant pas comment se débarrasser des deux petites bêtes flasques et visqueuses qui saccagent ses entrailles. Ensuite, il s'écroule sur le sol, la gueule ruisselante de sang, et leurs yeux assistent à une scène effroyable : des vers surgissent de sa chair, et en une fraction de seconde, le recouvrent entièrement, dans un entrelacement noir, grouillant, baveux et brillant. Une odeur pestilentielle emplit l'atmosphère et l'alourdit. En quelques secondes, dans un crissement continu, le chien est transformé en un tas d'os et de poils. Puis les vers s'agglutinent et forment une masse compacte, mouvante, diaprée de toutes les nuances du noir.

C'est à cet instant qu'une voix brouillée par l'émotion brise le silence et l'épouvantable fascination qui fige tout le monde dans le garage. C'est la mère qui vient de prendre la parole. Elle dit :

- Venez mes petits ! Agenouillez-vous devant votre maman et prenez chacun un pan de ma robe. Imprégnez-vous de mon odeur, elle engourdira pendant quelque temps ces frayeurs qui logent en vous depuis votre naissance. Maintenant, écoutez-moi, mes petits. Aujourd'hui, j'ai tué votre père. Mes mains nous ont débarrassés tous de ce salaud. À présent, il gît sur le ciment, inerte, viande définitivement neutralisée, viande impuissante, et la paix règnera désormais sur cette maison. Quand il a appris qu'il allait vivre encore pendant deux cents ans, avez-vous vu comment il s'est précipité vers cette pierre que je tiens dans ma main, comment il s'en est emparé, pour briser en mille morceaux les extraordinaires appareils avec lesquels cet étranger a purifié son corps et prolongé sa vie ? A-t-il pensé à moi qui suis sa femme ? A-t-il pensé à vous qui êtes ses enfants ? Non ! Et à haute voix, transporté de joie, sans aucune pudeur, haineux, monstrueux, il nous a annoncé qu'il allait nous quitter pour recommencer sa vie ailleurs, il s'est mis à parler des plaisirs fous qu'il allait offrir à sa chair désormais florissante, pendant deux siècles! Mais votre maman a mis fin aux rêves de ce cochon égoïste ! Comment a-t-il pu croire un instant que j'allais le laisser partir jouir ailleurs des forces et de la vigueur que l'étranger lui a insufflées dans le corps ? Suis-je une ânesse pour commettre une telle bêtise ? Pendant des années et des années, il m'a fait subir sa mauvaise haleine. J'étais belle. J'étais en bonne santé. La viande ferme et fougueuse. Mais comme une rose exposée à des souffles mortels, mes pétales ont fané, ma chair s'est ramollie et s'est mise à pendre lamentablement. Le matin, je me réveillais, la tête cisaillée par des migraines atroces, lasse, endolorie, enfiévrée. Lourd et épais comme un brouillard, l'air dans notre chambre empestait son haleine. Respirant chaque nuit les vapeurs vénéneuses qui s'échappaient de ses poumons véreux, j'ai été contaminée et souillée. Vous savez maintenant pourquoi vous êtes tous malades. Ces visages verdâtres, ces membres difformes et fatigués, ces dents branlantes, ces cheveux secs et cassants, ces yeux rouges, ces bouches puantes, ces douleurs dans le corps, vous les héritez de cet homme gisant sur le ciment de ce garage. Et comme vos frères et vos sœurs mariés, vous aussi vous aurez des enfants grouillants de microbes virulents, toujours malades, toujours éreintés, pleurnichards, idiots, morveux, gonflés de gaz puants. Mais en dépit de tout ce que j'ai vécu aux côtés de cet homme, il vous faut remercier le Seigneur d'avoir remplacé votre maman par un chien. Car c'est moi que ces vers auraient une nuit transformée en un tas d'os et de poils, si je ne l'avais pas tué. Dieu soit loué ! Je suis encore en vie... »

 Mais Mec Toubek raconte que la femme a été brusquement interrompue par la voix du père qui s'était relevé et écoutait depuis un bon moment le discours de son épouse. Les milliers de nanorobots qui logeaient maintenant dans son corps l'avaient sauvé de la mort en réparant les lésions causées par la lame du couteau. La mère se retourne vers son mari, les yeux écarquillés, sûrement stupéfiée par le fait qu'il soit encore en vie après trois coups de poignard dans la poitrine. Ses enfants, qui étaient agenouillés à ses pieds, ont bondi sur leurs pieds, eux aussi interdits par ce retournement bizarre des choses. Le noiraud a dit :

- Menteuse ! Sale menteuse ! Me croyant mort, tu t'es mise à verser des saletés sur mon compte dans les oreilles attentives de tes limaces ! Mais je suis encore en vie ! Je vous jetterai tous à la rue ! Que Dieu vous maudisse ! Chiens !

Mec Toubek rapporte que tout en parlant, le noiraud marche vers sa femme, un sourire mauvais sur les lèvres, s'arrête à un pas d'elle, puis lui crache au visage. Alors, son épouse brandit la grosse pierre qu'elle tient dans sa main et le frappe violemment au front. Il s'écroule. Elle se penche sur lui et, tenant la pierre à deux mains, elle lui assène plusieurs autres coups, toujours sur la tête, avec un acharnement et une violence inimaginables dans ses bras visiblement mous, de telle sorte que lorsqu'elle se relève, le crâne de son mari n'est plus qu'une chose sanguinolente, écrabouillée, indéfinissable. «Aucune machine ne pourra maintenant réparer cette mélasse dégoûtante, dit-elle.»

Mais quelque chose d'effroyable a eu lieu juste après ces paroles. La masse compacte des vers, qui avaient dévoré le chien, s'est mise subitement à grossir dans un sifflement épouvantable. La pierre toujours dans la main, couverte de sang, le regard méchant, la femme se dirige vers cette boule noire qui gonfle de plus en plus. Arrivée à un pas de cette chose grouillante, elle s'accroupit et lève la main pour frapper. Mais il lui arrive ce qui est arrivé au chien. Des mottes de vers se détachent de la masse et lui sautent au cou, l'une après l'autre, puis le percent et envahissent son corps. Ses fils et ses filles courent vers elle, le visage décomposé par l'horreur du spectacle qu'ils ont sous les yeux...

Cependant, l'attention de Mec Toubek est attiré par une jeune fille qui vient d'entrer dans le garage, suivie bientôt par une vieille femme tenant une poupée en chiffons dans ses mains. Dès le premier regard, il sait qu'il s'agit de Zouli. Elle porte une robe rouge, les cheveux dénoués sur le dos. Des flammes oranges ondulent dans ses yeux, les illuminant par intermittence. Elle se précipite vers lui, et le tenant par la main, elle l'entraîne vers la sortie du garage. Un instant, elle s'arrête et jette un regard sur les membres de sa famille, qui se tortillent maintenant tous sur le sol, poussant des râles étouffés, la gorge obstruée par les vers qui continuent de gicler du sol et d'envahir leur corps. Une fois tous les deux à l'extérieur, elle ferme la porte à clé. « Viens ! dit-elle. Suis-moi ! » Quelques instants plus tard, ils sont sur la terrasse, et Zouli prononce ces paroles, tenant le visage de Mec Toubek entre ses mains : « Je veux t'appartenir avant que tu retournes chez toi. Fais de moi une femme !»...

Une lumière jaune coule de la lune et ruisselle doucement sur leurs corps maintenant épuisés mais apaisés... Zouli se retourne et montre du doigt un homme qui se tient debout sur la terrasse mitoyenne. « C'est notre voisin Kaddour, dit-elle. Depuis des années, chaque nuit, il se plante ainsi et me mange des yeux pendant des heures. C'est une gentille petite limace inoffensive. Il a tout vu. Mais c'est ça ce qu'il attendait. Maintenant va, monte dans ton engin volant et retourne chez les tiens ! »

 Mec Toubek raconte à Vis Tewek qu'il n'est pas arrivé à oublier le corps sauvage et tumultueux de l'Algérienne. Ses violentes étreintes et ses morsures embrasent encore sa chair. Le souvenir de cette fille au corps abondant et fougueux s'est accaparé de sa mémoire et ne lui donne aucun répit. Comme une lame chauffée à blanc, le désir de l'étreindre encore une fois s'acharne sur ses reins. (FIN)