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De la suspicion illégitime

par Mohammed ABBOU

Son ami partage, tout à fait, son inquiétude face au manque de réaction des acteurs pédagogiques devant l'offensive des tutelles, mais lui fait remarquer que le « bras de fer », qui illustre ses propos, est tout de même l'œuvre de personnages hors du commun. Le Doyen Vedel est une référence en sciences juridiques et le ministre Edgar Faure, un géant politique.

Il reconnaît que, dans ces circonstances, comparaison n'est pas raison, mais il veut juste frapper les esprits pour affirmer que la posture des enseignants est pour le moins incompréhensible. Leur combat pour des conditions de vie et de travail honorables ne doit pas les détourner du devoir sacré de défendre le plus noble des métiers. Le sort d'une nation dépend du sort de son éducation. Dès lors, s'ils ont raison de se battre pour leurs droits professionnels, ils doivent défendre avec la même détermination l'intégrité et les valeurs de leur système pédagogique. Ils ne doivent pas assister passivement à la domestication de leur profession par une administration avide de pouvoir.

L'autonomie académique est au cœur des progrès accomplis par la science. Aujourd'hui, l'ingérence administrative, n'ayant rencontré aucune résistance, pousse son avantage jusqu'à rétablir l'autorisation de sortie du territoire national pour les enseignants d'université.

La presse annonce une circulaire qui se propose d'abolir des droits constitutionnels, de juger de l'opportunité de toute participation à une rencontre scientifique internationale et de contrôler sur pièce le contenu des éventuelles contributions.

Son ami, en contradicteur intime, lui oppose le fait que l'administration s'appuie, peut-être, sur des causes objectives pour en arriver là. Elle doit lutter contre l'absentéisme, injustifié, qui peut pénaliser, en premier lieu, les étudiants. Elle ne peut admettre une couverture « scientifique » à une activité touristique. Par ailleurs elle met en avant la probabilité de propos qui, souvent involontairement, portent atteinte aux intérêts du pays.

La naïveté de son ami l'a toujours étonné, d'ailleurs c'est ce trait de caractère - est-ce un défaut ou une qualité ? - qui l'a toujours ému et qui cimente leur relation.

Le professeur d'université a choisi, avant tout et de façon quasi exclusive, d'être au service de la science, en acceptant de sacrifier, pour cela, les plus belles années de sa jeunesse, d'accomplir les efforts requis et de renoncer à certaines jouissances matérielles. Les échanges scientifiques nationaux et internationaux font partie des moyens par lesquels il accède à la connaissance, partage ses propres découvertes et progresse dans sa quête scientifique.

Les congrès internationaux constituent l'une des activités majeures des scientifiques et des universitaires. Dés le milieu du XIXème siècle, l'essor des transports facilite la rencontre des chercheurs pour unifier, dans un premier temps, leur langage scientifique, se doter de normes internationales et s'entendre sur des références universelles en matière de mesures scientifiques. Ces rencontres ont connu une progression exponentielle pour répondre au développement de nombreuses disciplines et à leur spécialisation de plus en plus poussée. La confrontation des résultats devient un besoin incontournable et de plus en plus fréquent.

 Par ailleurs, la recherche scientifique à l'heure actuelle ne laisse aucune place au chercheur isolé. En 2002, par exemple, 92% des publications en sciences de la nature sont signées par plus d'un auteur. En sciences sociales et humaines la proportion est moindre mais atteint les 50% la même année.

 Aujourd'hui la production du savoir ne relève plus du travail individuel. Les projets de recherche sont de plus en plus complexes, les chercheurs de plus en plus spécialisés, et les équipements de plus en plus coûteux. Compte tenu de l'étendue des connaissances, il faut nécessairement diviser le travail et organiser les complémentarités. Cette distribution des tâches ne peut se soumettre aux frontières géographiques, elle ne peut vivre que de l'articulation des espaces de compétences. Alors, prétendre la soumettre à une « police » de circulation c'est tout simplement l'interdire.

 Le phénomène de la mondialisation est aussi visible en science et depuis bien plus longtemps que dans n'importe quel autre domaine. Les articles scientifiques signés par des auteurs de plusieurs nationalités n'étaient en 1980 que de 6 % des articles publiés dans le monde, ils s'approchent des 40% aujourd'hui. L'explosion des moyens de communication accélère le phénomène.

 La tendance est plus forte et plus rapide dans les pays les moins bien dotés en moyens de recherche et où le nombre de chercheurs est relativement plus faible. La collaboration internationale est ainsi moins élevée aux USA qu'en France où le pourcentage des articles cosignés est passé de 35% en 1995 à 50% en 2005.

 Voilà une autre raison qui démontre toute l'inanité de vouloir contenir les échanges et les soumettre à un filtre qui risque d'être plutôt un étouffoir. Et s'il est vrai que cette tendance est très forte en sciences dites dures, les sciences sociales n'y échappent pas. Certaines disciplines comme l'économie, les sciences financières, les sciences commerciales atteignent un niveau d'abstraction qui les délivrent des limites locales et les met dans le même besoin d'association de chercheurs.

 Le second grief fait aux chercheurs est de s'offrir des voyages sous le prétexte de participation scientifique. C'est là une suspicion «illégitime» à laquelle n'échappe d'ailleurs aucun citoyen dans son rapport à l'administration. Toute procédure, toute démarche administrative est conçue, depuis quelque temps, beaucoup plus à l'usage d'un suspect que d'un citoyen respectueux des lois, jusqu'à preuve du contraire. La présomption de mauvaise volonté est de règle.

 Enfin, l'argument le plus décisif opposé à la mobilité du chercheur est l'éventualité de nuire aux intérêts du pays. L'Universitaire, qui a tout fait pour jouir d'une certaine autonomie, se trouve, malgré lui, investi d'une fonction de représentation institutionnelle. Pourtant il n'est pas soupçonné d'une telle qualité dans son combat quotidien contre la précarité.

 On ne lui découvre une telle « charge » que quand il s'apprête à quitter le pays pour entreprendre un échange avec ses pairs sous d'autres cieux.

 Depuis quand l'Universitaire qui ne dispose que de ses travaux et de sa réflexion dans un forum scientifique, engage-t-il un Etat et ses institutions? Depuis quand sa parole dans des domaines qui ne croisent que rarement la sphère politique a-t-elle valeur diplomatique? Quand bien même sa parole est décisoire n'est-il pas le plus indiqué pour la dire, son patriotisme est-il sujet à caution ? Même si des « écarts » ont pu être reprochés à certains, cela justifie-t-il la mise à l'index de tous les universitaires ?

 N'est-ce pas un simple prétexte pour réaliser l'intention, jamais démentie, de l'administration de mettre au pas le monde de l'éducation et de le soumettre aux règles de l'utilité, de l'uniformité et de la centralisation. A l'aube du troisième millénaire, les libertés académiques conquises de haute lutte depuis plusieurs siècles, peuvent encore être, subitement, remises en cause. Car il va s'en dire que s'il ne s'agit que de protéger les intérêts communs, le meilleur lieu de régulation est local.

 La compétence de la tutelle n'est pas universelle et ne doit pas déborder sur des domaines qui relèvent de l'appréciation des pairs au sein d'organes prévus pour cela. L'autorité centrale qui ne sait pas circonscrire ses interventions, prend le risque de se diluer dans les détails, de laisser filer l'ensemble et finit toujours par se ruiner.

 Dans le climat délétère, que les nouvelles mesures ne manqueront pas de créer, comment ajouter foi aux appels lancés à l'élite expatriée ? Le contrôle impromptu et abusif qui décourage ceux qui sont ici, peut-il véhiculer un signal positif à ceux qui sont ailleurs ? Lorsque ceux qui se battent encore, chez eux, contre les lenteurs bureaucratiques, l'incompréhension administrative, la rareté des moyens, des instruments et des consommables scientifiques, la chape procédurale de la dépense publique, l'accueil sceptique et réservé de leurs projets, doivent en plus se soumettre à un parcours inquisitoire pour faire une pause, se soumettre au regard des autres et tirer les enseignements utiles d'une évaluation extérieure ?

 Quel crédit ajouter aux déclaration qui veulent promouvoir la recherche scientifique, et valoriser ses résultats quand les initiatives ne sont libérées que dans la parole ? Des pays voisins ont opté pour une attitude bien plus positive. Lorsque les rencontres scientifiques ou de réflexion sont de grande envergure, le ressortissant universitaire qui doit y intervenir est considéré pour cette mission comme ambassadeur itinérant et traité comme tel par les représentations diplomatiques de son pays sur les lieux de l'événement. Un honneur qui « l'oblige » bien plus que toute autre contrainte et qui emporte son adhésion pleine, indéfectible et même émue.

 L'Université algérienne est dépositaire du sacrifice de tout un peuple, de sa mémoire et de son espoir. Elle a relevé le défi de fournir au pays ses premiers cadres et mérite toute la confiance des autorités nationales. Le monde entre dans l'âge des savoirs et un terreau universitaire fécond ne peut s'édifier sur le doute.