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Adieu, ma Zouli (III)

par Boudaoud Mohamed

« Efface ces inquiétudes de ta tête, mon fils, je sais où se cache cette vieille souche desséchée, a répondu le noiraud avec une grimace de ricanement. Elle est sûrement blottie en ce moment dans cette armoire multicolore, bizarre et bancale, qu'elle a ramenée avec elle le jour où ta mère a décidé de l'installer dans ma maison. De temps à autre, en cachette, elle s'enferme dedans. Parfois, ce manège dure des heures entières. Mais rien n'échappe à mes yeux infatigables et attentifs, je sais tout ce qui se passe ici. Dans son foyer, un homme doit être un insecte hérissé d'antennes. La moindre minute d'inattention l'enfoncera dans la boue jusqu'au sommet de la tête. Ma mémoire est comme un abcès gonflé de pus. Dieu seul sait comment je ne suis pas devenu fou. Car personne ne pourrait survivre aux images, aux frôlements et aux chuchotements qui emplissent mon crâne. La première fois où j'ai surpris cette viande branlante se pelotonner à l'intérieur de son armoire, j'ai deviné aussitôt qu'il s'agit d'un de ces signes qui annoncent la folie. Alors, chaque jour je prie longuement pour qu'elle crève avant que son cerveau ne se détraque, et qu'elle ne se mette à vider ses intestins partout dans ma maison, le cul en l'air comme celui d'un singe. Laisse tomber ces craintes inutiles, et détache ce voyou ! Je veux savoir s'il vient réellement d'une autre terre comme il le prétend ou s'il fabrique des histoires pour sauver sa gorge ! Détache-le !»  

Mais Mec Toubek raconte que la voix de la femme a encore une fois désintégré le désir du noiraud, empêchant le jeune homme portant des lunettes qui s'est avancé vers lui pour le détacher, d'exécuter l'ordre de son père. Mec Toubek affirme que le visage de la femme était devenu jaune et ses yeux rouges. Voici ce qu'elle a dit : « Maman n'est pas un singe. Maman est un être humain. Comme Adam et Eve. Tes paroles sont méchantes. Tu ne l'as jamais aimée. D'ailleurs, tu n'aimes personne. Ta mère t'a allaité jusqu'à l'âge de dix ans. C'est toi qui me racontes la chose sans cesse... Maman n'est pas folle. Depuis longtemps, je suis au courant que de temps à autre elle aime s'enfermer dans l'armoire multicolore. Mais ce n'est pas là un signe de folie comme tu le déclares avec ta gorge surchargée de morve mortifère. Regarde le sol ! Il est couvert de mouches qui ont rendu l'âme ! Ce sont toutes celles qui se sont aventurées sur tes crachats !... Maman s'enferme dans l'armoire pour jouer à la poupée ! Son père était dur et lui a toujours interdit de toucher à ces jouets. Cinquante ans plus tard, les couteaux de ce plaisir étouffé durant son enfance se sont mis à larder sa chair. Craignant les mauvaises langues que sont mes belles-sœurs, je t'ai demandé de permettre à maman de vivre avec nous. Tu as accepté. Pourquoi donc cette haine maintenant ? Pourquoi ce venin ? Maman n'est pas un singe. Maman est un être humain. Comme Adam et Eve. »

Mais ces paroles tristes et peinées n'ont eu aucun effet sur le noiraud, a dit Mec Toubek à son ami Vis Tewek. Cet homme ne donnait pas du tout l'impression d'avoir entendu ce que disait sa femme. En effet, lorsque cette dernière a fini de dérouler son sermon, le noiraud a haussé les épaules, et de sa main droite, a signifié à son fils portant des lunettes de mettre à exécution ce qu'il lui avait demandé de faire.

 Mec Toubek rapporte que le jeune homme s'est alors approché de lui, l'a délié et lui a demandé d'ôter son casque et de l'appliquer sur la tête de son père. Une fois l'appareil sur le crâne chauve du noiraud, Mec Toubek se saisit de la commande fixée à sa ceinture, la tripote pendant un instant, puis se met à parler en sa langue maternelle, disant ces quelques paroles : « Chrak buhnic dida dida gouni gadfij loiku juilmni chbeb dida dida bistef. » Après quoi, il débarrasse le noiraud du casque, le remet sur sa tête et manipule encore une fois sa commande. Tous les yeux sont maintenant fixés sur le noiraud qui, sans se presser, tend la main vers son turban posé sur le sol, s'en empare, l'observe longuement avec une moue de dégout tordant lamentablement sa bouche, puis s'enrobe négligemment la tête avec. Ensuite, il dit : « Voici ce que mes oreilles ont entendu : « Vous devriez porter tout le temps un casque, monsieur, il souligne merveilleusement la beauté de vos yeux. Le turban vous enlaidit. » Mais en quelle langue a-t-il parlé ? »

Le jeune homme qui porte des vers répond à son père que l'étranger a parlé en une langue inconnue qui doit être sa langue maternelle, et qu'il n'a pas menti concernant ce qu'il a dit au sujet du casque. Cet appareil est réellement un traducteur automatique. « Papa, il nous faut se rendre à l'évidence, dit le jeune homme. Cet individu n'est pas un humain. C'est un extraterrestre. Que vas-tu faire de lui maintenant ? Moi, je te propose de le relacher. Car si les siens sont capables de fabriquer des engins pareils, ils doivent être capables de savoir exactement où il se trouve en ce moment et de venir le récupérer. N'oublie pas non plus l'extraordinaire véhicule avec lequel il s'est posé sur notre terrasse. Alors, que se passerait-il s'ils découvrent son corps gisant sans vie, la gorge tranchée et son sang répandu sur le sol ? Papa, réfléchis bien à la décision que tu vas prendre. En un clin d'œil, cette maison sera réduite en poussière. Ces gens doivent être très puissants. Encore pire, la colère pourrait les pousser à détruire le pays tout entier ! Papa, veux-tu être la cause du massacre de ton peuple ? »

 Le noiraud reste silencieux, donnant l'impression de ruminer les paroles sages de son fils. En vérité, il était préoccupé par les coups de griffe suivis de miaulements, qui déchiraient ses poumons depuis un moment. Brusquement, rapporte Mec Toubek, alors qu'ils attendaient tous sa voix, le noiraud s'est levé et un flot de sang noir a jailli de sa bouche. Et leurs yeux ont été attirés par quelque chose d'effroyable : deux vers gros comme un doigt, long d'environ dix centimètres, se tortillent dans la flaque de sang épais et puant qui a éclaboussé le sol du garage. La femme recule et se met à vomir. Comme paralysés, les fils ne font pas un geste. Le visage du noiraud devient cireux et ses yeux s'éteignent.

Mec Toubek devine que l'homme va mourir. Il le dit au jeune homme qui porte des lunettes, et l'informe que s'ils le laissent faire, lui et ses frères, il peut sauver leur père. Mais ils ne profèrent pas un traître mot, fascinés par les vers qui se sont collés l'un à l'autre, copulant maintenant dans le sang encore fumant du noiraud. La femme continue de vomir. Alors, Mec Toubek s'approche du père, l'allonge doucement sur le sol, lui dénude un bras, sort de sa poche une petite trousse bleue, en extrait une seringue avec laquelle il aspire le contenu liquide d'un flacon, qu'il injecte lentement dans une veine du noiraud. Après quoi, tout en remettant ses appareils dans la trousse, il dit : « J'ai injecté dans le sang de votre père des milliers de robots invisibles à l'œil nu qui sont programmés pour détecter et réparer toutes les déficiences qui peuvent frapper un corps. En une fraction de seconde, tous ses organes seront retapés et fonctionneront à merveille, intacts de toute anomalie. Avec maintenant ces robots circulant dans les veines, cet homme qui était sur le point de mourir, a désormais devant lui au moins deux siècles à vivre en parfaite santé. »

 Un silence lourd et inquiétant s'installe sur le garage. Tous les regards sont maintenant braqués sur le noiraud. Visiblement, les paroles de Mec Toubek ont grandement impressionné ses fils et sa femme qui a subitement cessé de vomir. Le noiraud se lève avec une agilité extraordinaire. Son visage est lumineux. Il a tout entendu. Soudain, il s'empare de la trousse bleue que tient Mec Toubek dans sa main, court vers une grosse pierre qui gisait dans un coin, l'empoigne, vide la trousse sur le sol et écrase violemment les appareils qui en tombent, tout particulièrement la seringue et le flacon. Après quoi, il se relève et s'avance vers ses fils et son épouse, le visage rayonnant. Les douleurs qui broyaient son corps ont disparu.

Il ressent un bien-être qu'il n'a jamais connu. Sa voix résonne dans le garage, nette et pure. Puissante et virile comme jamais elle ne l'a été. « Vous avez entendu ce qu'il a dit. J'ai maintenant dans le corps des millions de petites machines qui vont me nettoyer régulièrement et méticuleusement pendant au moins deux siècles encore. C'est une récompense de Dieu. Dieu m'a toujours aimé. Il était écrit que je resterai en vie longtemps après votre disparition de la terre. Je vous enterrerai tous. Mais je préfère m'en aller. Je vais vendre la maison et partir. Chacun bien sûr aura sa petite part. Maintenant que je suis jeune et en bonne santé, je vais refaire ma vie. Je recommencerai. J'ai beaucoup d'idées. Je vais réaliser les rêves qui emplissaient mes nuits. Je mènerai une vie fougueuse et ardente. J'arroserai en abondance les roses qui s'offriront à mes mains, la chair criblée voluptueusement de leurs épines vénéneuses. Je serai libre. Libre... » Mais le noiraud s'arrête brusquement de parler. Son épouse s'avance lentement vers lui, le visage déformé par une grimace effroyable. Elle tient un couteau dans la main. Médusé, il voit cette main s'élever dans l'air et s'abattre trois fois sur sa poitrine. Trois fois, il sent la lame froide et dure pénétrer dans ses poumons avec un bruit mou et fluide. Il s'affale sur le sol. (A suivre)