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Octobre 1988, vingt et un ans après : éclairages médiatiques croisés...

par Mohamed Ghriss *

Suite et Fin



Ces réformes, poursuit Chadli comme pour couper l'herbe sous les pieds de ses détracteurs, «doivent s'opérer nécessairement dans un climat de calme et de sérénité...». Et comme prévu par les stratèges du staff de la Présidence, le message du discours présidentiel fait mouche, étant visiblement bien reçu par les masses populaires, dont une partie aurait même approuvé l'intervention de l'armée jugée indispensable, en pareilles spéciales circonstances, pour mettre un terme au désordre dévastateur. C'est ainsi que des foules de manifestants sortirent scander à tue-tête, tout de suite après le discours du président Chadli, les mots d'ordre placés dans certaines bouches : « Djeich, Chaab, maak ya Chadli !» (Armée et peuple avec toi Chadli ! ). Autrement dit, exit définitif des rangs de la prise de décision politique de tous les éléments FLNistes et partisans du monopartisme socialiste... alors que ces derniers s'attendaient, vraisemblablement, à récupérer la mise, après le fameux historique discours de Chadli Bendjeddid du 10 octobre 1988 qui les prit tous de court avec son contenu - programme extensible et ses prolongements d'effets extérieurs dans la rue tout à fait inattendus... Il ne restait plus, alors aux désapprobateurs de l'initiative présidentielle, en l'occurrence les rivaux de l'aile FLN conservatrice, qu'à ranger leurs affaires et à jeter un dernier regard, plein de nostalgie, sur les enclos privilégiés de la grande famille du sérail apparatchik avec laquelle ils divorçaient, désormais. Deux heures à peine après le discours présidentiel, (rapporte le journal Libération), les journalistes étrangers, jusque-là tenus à l'écart, sont sollicités à leurs lieux de résidence: «Descendez dans le hall, un minibus va vous emmener suivre les manifestations de soutien au président Chadli.», leur indique le guide officiel qui leur fait traverser des barrages, fait faire au bus le tour de la ville dans tous les sens... à la recherche des premiers éléments de ces manifestants annoncés !? Mais, rien, pas âme qui vive, dans des rues désertes...«Où sont les manifestants ?», Interrogent les journalistes. «Je ne sais pas, on les attend, ils sont en retard», répond le guide. Puis, «tout à coup, un début de manifestation de soutien: trois Golf Volkswagen portant des plaques d'immatriculation militaires klaxonnent à qui mieux en tournant autour de nous», raconte Gilles Millet (dans Libération du 12 octobre 1988). Spectacle de commencement, en quelque sorte, en attendant la suite du cortège de manifestations de soutien à Chadli mobilisées par les clans alliés, et ce d'autant plus que les citoyens allaient voir apparaître, curieusement, sur les étals des produits de consommation absents depuis longtemps, et les robinets d'eau couler à flots, sans interruption ! Fait rarissime, l'institution étatique, d'habitude si indifférente aux doléances des citoyens, accédait à certains de leurs vœux, de même qu' «à l'aube du mercredi 12, à Belcourt, au Champ de manœuvrés et dans bien d'autres quartiers, militaires, gendarmes et blindés ont disparu comme par enchantement» (Jeune Afrique, n° 1452, 2 novembre 1988 ), ce qui était de bonne augure pour la nouvelle ère Chadlienne se dessinant à l'horizon, dans l'esprit de l'humble citoyen «invité» à soutenir le président et son équipe...contre les caciques ! El-Moudjahid, sans se départir de sa tradition de langue de bois, se met de la partie, quoique ses journalistes ont été injustement maintenus à l'écart des événements, contrairement à certains titres sollicités de la presse étrangère, affirmant que le discours de Chadli a suscité un «soutien massif [et un] élan spontané d'adhésion au contenu du message du chef de l'État «(El-Moudjahid du 12 octobre 1988). Manipulation ou pas, ce soutien de la population manifestant dans les rues est effectif, scandant «les mots d'ordre : Djich, Chaab, maak ya Chadli !» qui va conforter le président et son staff dans ses positions et perspectives de reformes hors contraintes des visions conformistes des conservateurs, (depuis qu'il rêvait à ça, suite aux voeux qu'il s'était promis après les voyages, notamment en 1986, en France et aux Etats- Unis, comme pour signifier, alors, sa volonté de changer de cap idéologique depuis...).

 Ces manifestations pacifistes contribuent dans une grande mesure à ramener le calme, et Larbi Belkheir, Mouloud Hamrouche, et leurs alliés du staff de la Présidence, s'empressent, alors, de parachever leur dessein en procédant à l'élimination systématique de leurs principaux adversaires au sommet du pouvoir. Ainsi, le mois d'octobre, arrive à peine à son terme que la presse annonce deux limogeages spectaculaires : celui du prestigieux secrétaire général du FLN, Mohammed Chérif Messaâdia, remplacé par Abdelhamid Mehri; et celui du chef de la branche principale de l'ex-Sécurité militaire (devenue «DGPS»), en l'occurrence le général M.Lakhal Ayat qui sera remplacé par Mohamed Betchine Novembre 1988 : «un remaniement de la hiérarchie militaire consacre la mise à la retraite forcée de presque tous les officiers récalcitrants de l'aile «orientaliste» : la purge frappe une dizaine de généraux, qui n'ont d'autre choix que d'accepter les réformes «dans le calme». Puis, en décembre 88, Chadli confirmé dans ses pouvoirs par le 6è congrès du FLN, promeut le général Khaled Nezzar, qui n'était pas en bons termes avec son chef hiérarchique, le général Belhouchet durant la répression des émeutes, «comme chef d'état-major de l'ANP, avec comme adjoint L. Zeroual(...)«( Cf. «Le Géant aux yeux bleus ; Novembre ou est ta victoire ?», Abdel'Alim Medjaoui, Casbah Editions, p.394, A1ger2007). Et la boucle est bouclée avec la sollicitation de personnalités politiques algériennes de diverses sensibilités pour soutenir le gouvernement réformiste et répondre aux aspirations de la volonté des «citoyens sincères» chers au président - lequel, pour reprendre l'expression de Noureddine Aït-Hamouda, «doit être soutenu par tous les Algériens qui aspirent à la démocratie» ( Le Monde, 15 octobre 1988)., alors que, de son coté Abdelhamid Mehri, le nouveau secrétaire général du FLN, s'active à donner une conférence de presse ou il affirmera «l'attachement à l'unité d'action patriotique la plus large (...) le pluralisme politique comme première étape du processus démocratique engagé» (Cf.Abdel'Alim Medjaoui, «Le Géant aux yeux bleus», Ibid ). La presse s'y mettant, l'enthousiasme aidant, tout semble aller pour le mieux pour la perspective des réformes, audacieusement envisagées, à présent, notamment dans leur volet politique pluraliste, le système du parti unique étant unanimement tenu pour responsable de toutes les déboires de l'Algérie, il sera aboli.



Mouloud Hamrouche: «Octobre 1988 a mis fin à la légitimité historique et révolutionnaire du nationalisme algérien»



C'est désormais l'ère nouvelle de l'instauration du multipartisme, avec la consécration d'une presse «indépendante», la liberté d'expression, liberté d'association, liberté d'entreprendre, l'observation des droits humains et citoyens, droits de la femme et de l'enfance, la perspective d'une justice indépendante, etc., bref, l ?avenir semblait présenter, un tournant tellement rénovateur et fondamentalement mutationnel que Mouloud Hamrouche, l'un des principaux chefs de file de ces réformes politico-économiques, n'hésitera pas à dire lors d'une interview sur cette question, 12 ans plus tard et avec du recul, que «les évènements d'Octobre 1988 avaient mis fin à la légitimité historique et révolutionnaire du courant nationaliste algérien», estimant que «(...) depuis l'indépendance jusqu'à maintenant, nous vivons sous le même système qui n'a pas changé, ses instrumentations et préoccupations non plus. Les régimes des présidents Ahmed Ben Bella, Boumedienne, Bendjedid, Mohamed Boudiaf, Ali Kafi, Liamine Zeroual, ou celui de monsieur Bouteflika aujourd'hui, représentent, chacun, le prolongement de ce qui précède, recourant à la même logique, les mêmes instruments et justifications. Et tout ce que l'on peut relever comme élément distinctif, a trait à certaines circonstances internes et internationales, et quelques différences d'ordre économique dues essentiellement aux revenus des hydrocarbures, et pas autre chose!», soulignant conséquemment,» l'unique tentative de changement fut l'initiative enclenchée à la suite des événements d'Octobre 1988 ayant trait aux réformes économiques, constitutionnelles, politiques. Mais le refus des réformes envisagées et la tentative de revenir sur les acquis libertés fondamentales, politiques entre autres, économiques et culturelles que les réformes ont consacrées, a vite fait de précipiter les dangereuses déviations et d'alimenter la violence et la répression.(...)», ajoutant, «(...) On n'a jamais déterminé d'où doit procéder le pouvoir malgré l'intense débat idéologique à toutes les étapes évolutives du pays: le programme de Tripoli en 1962, la Charte d'Alger en 1964, le Charte Nationale en 1976, et durant ces étapes la souveraineté de la société ne fut point reconnue, les libertés non légiférées, les droits non considérés, les modalités d'accès au pouvoir non définies, et toute proposition de contrôle de politique politicienne et principe de libre élection furent catégoriquement rejetés...» (Cf.in interview réalisée par Abd el ?Alli Rezaki, Hebdomadaire arabophone Kawalis du 04 au 10 décembre 2000,traduit par Mohamed Ghriss ). Ce qui laisse croire que la tentative avortée de «de la parenthèse réformiste de 1988», et comme en faut cas l'avis de certains observateurs et politologues, fut, vraisemblablement, un véritable coup de force tenté contre l'inertie d'un système sclérosé, soit plus exactement «un putsh constitutionnel», ( ce n'est ni le premier, ni le dernier dans l'histoire mouvementée de l'Algérie post-indépendance), réussissant, en partie à briser le monopartisme ambiant jusque-là du système algérien, qui, en dépit de l'abolition du règne du parti unique reprit rapidement le dessus sur les appétences de changement, comme pour dire « les centres décisionnels apparatchiks subsistent ailleurs !». L'ex chef de «gouvernement réformiste» tirera plus tard ses conclusions:«Il a été démontré, preuves à l'appui, qu'il ne faut s' attendre à aucun bénéfice qui puisse résulter de la perpétuation stérile de ces sempiternelles voies procédurales de gestion caduque . Il est grand temps d'introduire un changement radical dans le domaine économique afin de préserver les chances d'avenir du pays». (Cf. in interview réalisée par Abd el ?Alli Rezaki, Hebdomadaire arabophone Kawalis du 04 au 10 décembre 2000, traduit par Mohamed Ghriss).

 Cette volonté affichée du changement socioéconomique structurel coûte que coûte de l'ancien premier ministre «réformateur», explique pourquoi ce dernier (et ses alliés), n'avait pas hésité, lors des événements d'octobre, à recourir à tous les moyens pour parvenir à ses fins, en s'attelant, notamment, «à s'appuyer sur le contrepoids de la rue qu'ils opposera, autant que nécessaire, à ses adversaires», en veillant à ce que l'apport de ce renfort public ne puisse pas déborder, pour permettre à cette force, comme le souligne Mohammed Maarfia, «de s'exprimer avec une violence gérable, afin que des élections apparaissent aux militaires comme le moyen le plus approprié pour maintenir l'ordre et leur résultat final admis par eux»(Cf. article «Mouloud Hamrouche ou la stratégie du pire», Hebdo libéré numéro 72 du 12 au 18 août 1992).

 Cette stratégie politique du pouvoir de cette époque, le général Larbi Belkheir, excella, de son coté dans l'exposition de sa démonstration vis-à-vis de la mouvance islamique, entre autres, comme le rapporta l'ouvrage «Octobre, ils parlent», en ces termes: «Il faut savoir que certains responsables développaient l'analyse selon laquelle les islamistes étant incapables d'endoctriner la société, il fallait les laisser activer jusqu'à ce que cette dernière les rejette. D'autres courants d'influence sont apparus plus tard qui soutenaient que la légalisation des islamistes était le meilleur moyen de les maîtriser et de mieux connaître leur organisation. Selon un autre courant, le légalisation des islamistes pourrait s'avérer dangereuse» ( Cf. Octobre, ils parlent, Sid Ahmed Semiane, éditions Le Matin, Alger). Et effectivement il y a lieu à craindre, en pareilles circonstances le retour de manivelle, qui fut d'ailleurs assez démonstratif, par la suite : Chadli, sans l'avis de ses conseillers, a amorcé les trois cas de figure. Il a légalisé les islamistes ; la société ne les a pas rejetés. Il a pénétré à travers les interstices de l'organisation islamiste. Il a joué et usé de «l'espionnite» lorsque les islamistes devinrent menaçants...et il risquait, sans qu'il puisse le soupçonner un seul instant, de faire les frais, un jour, de ce flirt aventureux avec les intégristes (comme en témoigne l'exemple de feu le président égyptien Annouar Es-Sadet, qui s'est cru être en rapports pacifistes avec les islamistes mais qui l'ont assassiné sauvagement, n'en croyant lui-même pas à ce geste de folie meurtrière dans ses dernières paroles: «Mouch ma'aqoul ?» (Ce n'est pas possible ?)...Mais c'est bien vrai que jouer avec le feu, a été de tout temps un sport particulièrement dangereux.



L'avènement du multipartisme et de la presse privée...



Succédant aux bouleversantes premières semaines d'octobre 1988, un climat nouveau parut s'installer dans le pays, avec notamment ce souffle naissant d'une fragile démocratie balbutiante. : «De la mi-1989 à la mi-1991, l'Algérie a connu l'expérience démocratique la plus tumultueuse et la plus franche du monde arabe, écrira Abed Charef. Des manifestations regroupant des centaines de milliers de personnes se sont déroulées, sans donner lieu à des incidents significatifs (Abed Charef Algérie, le grand dérapage, p. 17). «Durant le seul premier semestre 1990, écrira-t-il par ailleurs, 1 482 conflits sociaux sont signalés. 200 000 travailleurs se sont mis en grève pendant cette période» (Le Monde, 15 février 1989).Le 23 février 1989 verra l'adoption par référendum populaire, la nouvelle Constitution sanctionnant la fin du régime socialiste à parti unique et autorisant désormais la création d'«associations à caractère politique». Opportunité que saisiront aussitôt des leaders et personnalités politiques pour fonder partis et mouvements associatifs-culturalistes, etc. A l'image de Said Saadi qui crée le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie) ; , Abassi Madani le FIS, ( Font Islamique du Salut), Louisa Hanoun l'OST (l'Organisation Socialiste des Travailleurs (qui deviendra le PT : Parti des Travailleurs); etc., avant que ne suive une étape d'avalanche des partis qui voit naître, par exemple, l'Union des forces démocratique (UFD)., d'Ahmed Mahsas, militant du mouvement national et ancien ministre de l'Agriculture; le Parti de l'unité populaire (PUP), le Mouvement des universitaires démocrates (MUD) ; le Mouvement des écologistes algériens (MEA); le Parti national algérien (PNA, parti libéral); Le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) de Ben Bella;. le Parti d'Avant- Garde Socialiste (PAGS) de Sadek Hadjérès et d'Abdelhamid Benzine, le Parti Social Démocrate (PSD); le Parti National pour la Solidarité et le Développement (PNSD), l'Union des Forces Populaires (UFP), le Parti du Peuple Algérien (PPA) de Mohammed Memchaoui, neveu de Messali Hadj, le Parti pour le Renouveau Algérien (PRA) de Nour Eddine Boukrouh, continuateur de la pensée de Malek Bennabi, etc., etc. Autant de sigles de formations politiques, dont certaines sont à l'initiative de familiers des cercles du pouvoir... Et parallèlement à cette scène des nouveaux partis et associations libres consacrant le multipartisme, le tableau est progressivement complété par les premiers titres de presse libre, qui s'enquiert d'assainir au plus vite le secteur pollué de la communication écrite surtout, ( la radio et la télévision n'étant pas touchés par le décret de privatisation, l'Algérie demeurant, ainsi, à ce jour l'un des rares pays au monde à ne disposer d'aucune station radio ou télévision privée). Ces nouveaux titres indépendants francophones (tels que El Watan, Le Quotidien d'Oran, Liberté, La République, Le Soir, Le Jeune Indépendant, etc.), ou arabophones ( tels que El Khabar, Ec-Chourouq El-Arabi, El Yaoumi, Es-Safir, etc), s'imposèrent alors, comme tache immédiate le droit d'informer, le plus objectivement possible, le public des lecteurs Et ce d'autant plus qu'il fallait restituer une information crédible à propos des violentes manifestations algéroises des jeunes qui ont gagné, en quelques jours, presque tout du territoire algérien, événements que les journaux et la télévision sous contrôle de l'Etat et du parti FLN, soudainement frappés de stupeur, censuraient et défiguraient totalement : certains écrits et propos «diffusés dans une langue de bois chère aux thuriféraires du système, jetaient l'anathème sur les jeunes manifestants accusés d'être la proie facile de manipulations étrangères : Révolution Africaine, dans son édition du 14 octobre 1988, parlait de «vandalisme», El Moudjahid, Ech-Chaab, Horizons, El Massa, traitaient les événements avec la même pénétrante intelligence qui avait fait dire le 7 octobre sur Radio Beur à Ali Ammar, président de l'Amicale des Algériens en Europe et pur produit du système: «Pour moi, c'est un chahut de gamins qui a dérapé -un point c'est tout». «A elle seule, cette phrase était - la parfaite illustration de la courte vision d'un grand nombre d'hommes politiques élevés dans le sérail d'un pouvoir de clans (...) totalement coupés des réalités du pays (...)»,( Lazhari Labter, Journalistes Algériens 1988- 1998, éd.Chihab 2007 ?).

D'autres journalistes, profitant de la lame de fond qui secoue néanmoins le pays, tentent de leur côté de s'organiser hors des structures du parti. Six mois avant les émeutes, le 9 mai 1988, certains d'entre eux avaient déjà tenté de briser les liens de sujétion qui les liaient au pouvoir en créant le Mouvement des journalistes algériens (MJA). «La dévalorisation de notre métier constitue une grave atteinte à la crédibilité de l'information nationale, avec en prime un journalisme qui s'oriente dangereusement vers un fonctionnariat débilitant et une catégorie de rédacteurs porte-plume sans impact sur le citoyen» écrivaient-ils (Ghania Mouffok, Être journaliste en Algérie, Reporters sans frontières, Paris, 1996, p. 24.). Dans un manifeste remis au ministre de l'Information Bachir Rouis, ils tiraient la sonnette d'alarme sur leur profession, qu'ils décrivaient dans des termes peu équivoques: «Articles sans vie, vides de sens, plats et insipides», «inquisition intellectuelle». La réponse à leurs doléances fut une revalorisation des salaires de 50 %... quelques jours à peine avant les émeutes. Le 10 octobre 1988, jour du massacre de Bab-el-Oued, quelque soixante-dix journalistes remettent à l'AFP un communiqué qui va avoir un retentissement mondial : ils «condamnent l'utilisation violente et meurtrière de la force armée et l'inconséquence avec laquelle l'ordre a tenté d'être rétabli», dénoncent le fait que leur travail se fait «au mépris de toute éthique professionnelle et du droit élémentaire du citoyen à l'information» et regrettent d'être «interdits d'informer objectivement» (Ghania Mouffok, Ibid., p. 16)...

 Alors que les manifestations juvéniles faisaient rage dans les rues d'Alger, les journalistes n'avaient aucune possibilité d'exercer leur profession, n'ayant le droit ni d'être informés, ni d'informer, ce qui suscita l'agitation et la grogne qui gagna peu à peu les salles de rédaction. La nécessité imposait la tenue d'urgence d'assemblées des journalistes, et loin des regards indiscrets : l'heure était grave. Et c'est dans les bureaux de l'Union des Journalistes Algériens, place de la Grande Poste, que dans la matinée du 10 octobre 1988 pas moins de 72 journalistes s'entassèrent dans le couloir et la pièce principale du siège poussiéreux de l'UJA, engageant dans le plus grand désordre une vive discussion sur les tragiques évènements que traversait le pays. « S'y mêlaient des informations sujettes à caution, des analyses politiques personnelles, des développements vaseux, seuls ceux qui avaient une activité clandestine ailleurs savaient quoi tirer de cette réunion à laquelle la présence compacte du PAGS et celle, minime mais pointue des trotskistes, n'avaient pas encore livré toutes les idées», rapporte dans un témoignage Maachou Blidi, ajoutant que les journalistes réunis étaient toutefois parvenus au stade d'un accord insistant sur la nécessité et le devoir de dénoncer les graves dépassements et atteintes aux droits humains, et entre autres la revendication légitime de l'exercice normal et correct du métier d'informer et de témoigner comme il se doit, sans empêchements et entraves dans la fonction. Ainsi dans une atmosphère enfumée par les cigarettes s'était élaborée une déclaration que «Dahbia Yacef et Aziouz Mokhtari allèrent la porter à l'AFP, à deux cent mètres de là, ou Abed Charef exerçait comme stringer. Par précaution, Abderahmane Mahmoudi recommanda que personne d'autre que ces deux-là ne quitte les lieux avant qu'ils aient le temps d'arriver au bureau de l'agence (...) Pendant ce détail de sécurité, des fenêtres donnant sur le port, on pouvait voir passer les marcheurs, par centaines, qui se dirigeaient vers Bab El Oued. Et dont on n'entendait que le bruit des sandales sur la chaussée. Nul ne pouvait savoir qu'au bout de cette procession surprenante, éclaterait la fusillade qui ferait une quarantaine de morts à proximité du siège de la DGSN. Et que, parmi eux, il y aurait notre confrère Sid Ali Menniche, de l'APS, qui était là pour son métier.» ( Maachou Blidi, in article «Octobre 88 et la presse : une journée particulière», Le Quotidien d'Oran du jeudi 05 octobre 2000). Pour une journée particulière s'en fut vraiment une qui fera date pour avoir vu l'accouchement dans la douleur d'un communiqué contestataire qui sera audacieusement divulgué, en la journée mémorable du lundi 10 octobre 1988. Le communiqué des journalistes de la wilaya d'Alger, dénonçant clairement les tentatives de bâillonnement, énonçait en substance :

 «Nous journalistes Algériens réunis à Alger le Lundi 10 Octobre à 10H»

I- Informons l'opinion publique nationale et internationale que nous avons été et sommes toujours interdits d'informer objectivement des faits et événements qu'a connu le pays notamment depuis l'explosion populaire du 05 Octobre, Dénonçons l'utilisation tendancieuse faite en ces circonstances graves avec des médias nationaux et ce au mépris de toute éthique professionnelle et du droit élémentaire du citoyen à l'information.

 II- rappellent avoir déclaré dans les différents documents adoptés par notre mouvement (9 mai, P.V, etc...) que les atteintes de plus en plus graves aux conditions de vie et aux droits sociaux des acquis des couches les plus larges du peuple algérien, concourraient à créer les conditions d'une telle explosion populaire. Et cela en l'absence de toute possibilité d'expression démocratique (...)

 (...)VI- Demandons l'établissement des libertés démocratiques dans leur totalité seules garantes d'un large débat national dans lequel l'ensemble des masses populaires pourra s'exprimer autour de leur avenir. (Extrait du communiqué des journalistes de la wilaya d'Alger, dont nous avons acquis une copie originale durant nos débuts de collaboration avec el moudjahid). Face, donc, à la désinformation pratiquée par certains médias étatiques, les journalistes algériens ont été nombreux à réagir, entreprenant des initiatives, à l'instar du Comité National contre la torture, d'universitaires et autres, qui attestent que la société, censée être laminée, est tout de même bien vivante et prête à reprendre son destin en main. Mais le pouvoir ne l'entendant pas de cette oreille, voyait d'un mauvais...il de telles manifestations de la liberté et leur perspective d'extension qui risqueraient de saper les fondements du système.

Aussi il intensifie ses manœuvres dilatoires de manipulations, d'intimidations, interdictions, arrestations, censures etc., qui se perpétuent, au-delà même des débuts officiels de la soi-disant nouvelle ère démocratique après l'approbation de la nouvelle constitution «pluraliste» au suffrage universel. Et pour mieux voiler ses agissements portant une atteinte flagrante aux libertés et droits civiques, le pouvoir ne s'embarrasse pas d'entreprendre parallèlement certaines initiatives «poudre aux yeux» faussement dissimulatrices : ainsi, par exemple, le 6 mai 1989, le Parlement ratifiera la Convention Internationale contre la torture qui fera sortir le Comité National Contre la Torture de ses gonds, arguant du fait que «le comble de l'ironie est atteint quand les parlementaires votent la ratification de textes internationaux contre la torture sans jamais mettre en question celle qui a ravagé l'Algérie en octobre 1988», s'indigne-t-il dans un long communiqué, ajoutant qu'il est étonnant que les députés «n'aient pas cru nécessaire jusqu'à présent de prendre position, au moins par une simple condamnation verbale, sur l'atteinte à l'intégrité physique et morale qu'une partie de la nation algérienne a subie en octobre» (Le Monde du 29 juin 1989). Cependant, ces sournoises initiatives destinées à détourner l'attention de l'opinion internationale par le sempiternel «ça se passe ailleurs, pas chez nous !», loin de leurrer les esprits de quiconque, par de pareilles ratifications d'un semblant de cheminement dans le bon sens, elles ne trompent absolument personne sur la technique habituelle du double langage du pouvoir, l'un fait de bonnes intentions pour l'étranger, et l'autre de mensonges à usage interne..

 

Plus jamais ça !



Dix ans après octobre 1988, c'est -dire en 1998, les principaux acteurs de la répression d'octobre reviendront sur la question de la torture dans un livre d'entretiens, «Octobre, ils parlent» (Sid Ahmed Semiane dit SAS .) Sur la question ignominieuse de la torture, Nezzar affirme qu'à sa connaissance, il n'y a eu qu'un seul centre de torture. Ce qui l'inquiétait, confiait - t-il, «c'étaient les témoignages selon lesquels les responsables des sévices revêtaient des uniformes de parachutistes dans un centre à Alger [qui] était rattaché à la présidence», tout comme l'étaient les «auteurs des sévices et des brutalités». Quant à la tragédie d'octobre qui a causé de nombreux morts, des blessés et des handicapés à vie, il la déplore bien sûr, mais elle était selon lui inscrite dans la fatalité des événements. Cependant, nombre de détails lancinants dans cette interview sont éludés, contredisant les nombreux témoignages recueillis par le Comité national contre la torture, question usage des balles réelles contre les manifestants civils déchaînés, le comandant des forces répressives arguera du manque d'expérience des jeunes recrues du service national totalement inaccoutumés à ce genre d'épreuves les prenant au dépourvu, minimisant néanmoins, grotesquement, leurs dépassements en affirmant : «Beaucoup de victimes des événements d'octobre ont d'ailleurs été fauchées par des balles perdues. On a aussi tiré par terre pour disperser la foule. Les noyaux et les enveloppes de balles, en ricochant, ont mortellement atteint des personnes. Nous n'avons pas tiré pour tuer et les instructions n'ont jamais été données dans ce sens» (Khaled NEZZAR, in Sid Ahmed SEMIANE (dir.), ibid., pp. 65-93).

 Apostrophé à propos de la question de la torture, le général Medjdoub Lakhal Ayat, à la tête de la principale branche de la SM ( DGPS) jusqu'au moment où il est limogé en octobre 1988, affirme, lui aussi contre toute évidence, que «la DGPS n'a rien à voir avec la torture, ni avec le centre de Sidi-Fredj». Quant à son successeur, le général Mohamed Betchine, directeur de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de l'armée), l'autre branche de la SM, également sévèrement mis en cause, il sera le seul, douze ans après les faits, à reconnaître du bout des lèvres la responsabilité de l'un des clans du pouvoir dans la préparation des émeutes et dans la répression : «Les manifestations d'octobre 1988 et les séances de torture qui ont suivi ont été programmées à l'intérieur d'appareils.» Il déclarera qu'outre Sidi-Fredj, existait un autre centre de torture, «l'école Tamentfoust [où] 1 267 personnes ont été emprisonnées» (Le Matin du 5 octobre 2000).

 Alors que certains officiels parmi les hauts cadres apparatchiks,civils et militaires, - à l'exception des non concernés ( «Hacha li ma yest'halch») - partagent notoirement la responsabilité de la répression d'octobre 1988, ces messieurs, refusant d'assumer leurs responsabilités, ils se renvoient les uns aux autres, à demi-mots, celle des dépassements inadmissibles...

 Finalement ce que l'on pourrait retenir de tout ce qui précède, c'est que, vraisemblablement, le FLN n'était pas le véritable pourvoyeur des grandes manoeuvres de coulisses ayant enfanté les évènements d'octobre, situation complexe que pourrait résumer le témoignage récent de Sid Ahmed Ghozali, ex Premier ministre et ex haut responsable de la société algérienne des hydrocarbures Sonatrach : «Aboutissement prévisible des développements politiques et sociaux passés, l'explosion, l'explosion du 5 octobre a suivi de deux semaines à peine le discours du 19 septembre, ce qui introduit l'inévitable question sur les motivations de ceux ou celui qui ont rédigé le discours.

 Ont-ils voulu allumer la mèche pour mieux maîtriser, en l'anticipant, une explosion annoncée et pourquoi? Selon le communiqué officiel du Secrétariat général de la présidence ce sont les trabendistes qui ont exploité la pénurie de semoule et de lait pour servir leurs intérêts. Cette explication n'a pas trouvé crédit, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur.

 On la verra par la suite revenir à tout bout de champ, comme un alibi à usage multiple ; n'est-on pas allé jusqu'à jeter l'opprobre sur un homme comme Rabah BITAT, leader historique de la lutte de libération nationale, président de l'Assemblée nationale, parce que celui-ci avait exprimé sa préoccupation sur la montée des prix ? Et n'a -t-on pas provoqué ainsi son remplacement sur le champ à la présidence de l'APN ?Tout s'est passé comme si on a voulu créer l'évènement avant le congrès, livrer en bouc émissaire le FLN à la vindicte populaire en voir d'explosion - ce n'est pas par hasard si les cibles principales des émeutes furent les Qasmas -, anticiper l'explosion en la contrôlant, juste pour effrayer la population et lui dire «voilà ce qui risque de vous arriver si nous partons», pour finir par rebondir le régime sous une autre forme et le pérenniser»( Sid Ahmed Ghozai, Question d'Etat, Entretien avec Mohamed Chafik Mesbah, pp. 193-194, Casbah Editions, Alger 2009).

 Il faut dire que les observateurs se sont fait à l'idée depuis longtemps, concernant l'explosion d'Octobre 88, que le FLN n'était pas le véritable chef d'orchestre des initiatives entreprises, ni qu'il était d'ailleurs le maître à bord d'un système politique autarcique qui perdure depuis 1962, ne représentant jusque-là que la façade apparente d'un pouvoir qui est en vérité -qui ne le sait ?- aux mains de l'armée, ou est plus exactement sous commandement de la DGPS (ex Sécurité Militaire) et services rattachés à la Présidence, un pouvoir bicéphale comme on le désigne, qui fait et défait les régimes successifs en Algérie, comme il l'entend, par jeux d'alliances stratégiques et cooptations négociées d'hommes «idéaux de circonstances». Avec cette marge, toutefois, que ces derniers, s'ils sont assez audacieux et entreprenants, qui pourraient néanmoins tenter de se libérer de la tutelle imposée, arguant des recommandations officielles de la récente Constitution qui définit les prérogatives de chaque institution, et circonscrivant notamment l'armée et ses corps sécuritaires affiliés, dans leur cadre professionnel moderne. Et ce d'autant plus qu' après la publication du texte de la nouvelle constitution, «l'ANP décide de ne plus siéger au CC-FLN pour marquer «sa totale adhésion au processus démocratique en cours» ; l'ANP approuve les conventions internationales relatives à la protection des droits de l'homme, et la nouvelle loi sur « les associations à caractère politique» ( Cf. «Le Géant aux yeux bleus ; Novembre ou est ta victoire ?», (Abdel'Alim Medjaoui, Casbah Editions, p.394, A1ger2007).

 Ce qui, en principe, promet de tenir à distance le spectre du diktat des hommes de casquette d'il n'y a pas longtemps, ou l'on voit ; comme le mentionne le général Yahia Rahal dans «Histoires de pouvoir», «comment un lobby de l'ANP a arraché par un coup de force au CC la décision de faire désigner par Chadli, Secrétaire général, au congrès extraordinaire de fin 83, les membres du BP, que le 5 è congrès avait élus. «L'Armée, dira-t-il, demande au CC de recommander au Congrès extraordinaire de revoir les statuts du parti de manière à ce que les membres du BP soient désignés par le SG !( Et c'est ainsi que ce congrès) a accordé les pleins pouvoirs à Chadli B. et donné le signal de la décennie noire...»( Cf .Yahia Rahal, «Histoires de pouvoir, un général témoigne», p.72, Casbah Editions, Alger ?)..

 Cette décennie noire, qui de l'avis des politologues avisés pouvait parfaitement être évitée ou au pire minimisée, mais la bêtise humaine des calculs politiciens et ambitions démesurées d'hommes assoiffés de pouvoirs et dépourvus de stratégies de managements et de communication, ont faut que l'Algérie sombre dans le cauchemar terroriste, lui causant, encore, des milliers de victimes de l'infamie, perdant aux tous débuts de la tragédie nationale, le regretté Mohamed BOUDIAF, «Tayeb El Wattani»,un des prestigieux leaders historiques de la Révolution Algérienne, lâchement assassiné alors qu'investi de la responsabilité de la magistrature suprême, il se promettait d'éradiquer terrorisme et groupes maffieux politico-financiers...

 Quoi qu'il en soit, les temps changent et l'histoire évolue, et, de nos jours, en cette aube vagissante du 3 è millénaire ou les richesses ne se mesurent pas en matières de rentes et prédations - comme si l'on ne parvenait jamais à sortir de l'ère absolutiste des règnes féodaux du diktat, oppression et mépris des droits et libertés humains inaliénables, - il apparaît plus qu'urgent d'œuvrer d'arrache- pied, plus que jamais par le passé et résolument à tous les niveaux, pour amener à terme le processus de démocratisation pluraliste structurelle aux fins d'aboutir à l'avènement d'un Etat de droit souverain : soit un gouvernement civil, chapeautant une société de participation citoyenne, à la confiance enfin renouée avec l'institution d'Etat garantissant pleinement les libertés citoyennes, plurilinguisme, diversités culturelles, tolérances religieuses, etc., tributaires, il va sans dire, d'un milieu qui se devrait de s'ouvrir sur la modernité universelle, l'éthique et la paix sociale, etc., sur lesquelles veille une justice indépendante, à même de prévenir tous fâcheux ingrédients susceptibles de plonger, à l'avenir le pays dans d'autres dangereuses dérives dont les responsables et fomentateurs de troubles, - à quelque niveau qu'ils soient à l'intérieur des sphères du pouvoir ou en dehors d'elles - devront bien un jour, rendre compte de leurs forfaits, ou faire acte de repentance, devant l'Histoire, ou le tribunal de la conscience humaine, ou la justice immanente de l'Omnipotent qu'invoquent le peuple supplicié ou les familles traumatisées des victimes d'injustices barbares, condamnées, haut et fort par la mise en garde massive: «Plus jamais ça !». Et il faudrait bien, que dorénavant, tous nos grands Messieurs des sphères dirigistes, - excepté les honorables responsables respectueux d'Ethique et des droits citoyens-commencent à considérer avec un peu plus d'importance la vie de leurs compatriotes administrés, comme le suggère la citation mise en exergue du maestro national El Hadj M'Hamed El Anqa, et ce, en cessant, notamment, de réprimer systématiquement les libertés fondamentales et droits citoyens garantis par la Constitution, par leur jeu continu et insensé d'ambitions démesurées qui risquent d'attiser, à leur insu, les feux rageurs de la «fitna», recommencée, à chaque fois, cycliquement, par les bricoleurs rentiers, ennemis viscéraux déclarés de la démocratie, des droits de l'homme, et partant de la paix sociale.



* Auteur indépendant de textes journalistiques, dramatiques et littéraires

( éditeur de l'ex-magazine culturel bilingue indépendant «Tassili Star» (1999 - 2001).



N.B: Références directement incluses dans le texte.