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Touchez pas à Internet !

par Akram Belkaïd

Revenons au dérapage de Brice Hortefeux. Non pas pour en remettre une couche mais pour s'attarder sur l'un de ses effets collatéraux. Alors que l'Averne s'enfonçait piteusement avec ses explications à deux statères, ses défenseurs, et non des moindres, se sont empressés de mettre Internet en accusation. Ecoutons Jean-François Coppé, le très ambitieux président du groupe UMP à l'assemblée nationale française : «Internet est un danger pour la démocratie» a-t-il déclaré en mettant en garde les journalistes contre le risque de discrédit que leur feraient courir des «images sorties de leur contexte» puis diffusées sur la toile. De son côté, le ministre de la relance Patrick Devedjian (surpris il n'y a pas si longtemps par une caméra de télévision en train de traiter une rivale politique de «salope»), s'est alarmé du fait «que les hommes politiques sont devenus des cibles, la frontière entre vie publique et vie privée s'effaçant de plus en plus.» Il est certain que les temps ont changé et qu'il faut désormais se cacher pour insulter les dames? Mais il y a encore plus fort : pour Henri Guaino, le conseiller du Big Boss, Internet imposerait une «transparence absolue» laquelle serait «le début du totalitarisme.» Voilà une savante allusion au monde orwellien qui nous guette !

 Deux remarques s'imposent. La première est qu'il faut rappeler ? comme je l'avais signalé dans ma chronique précédente ? que Brice Hortefeux n'a été piégé par personne et que la séquence dont il est le héros a été filmée par un journaliste professionnel. Inutile donc de vitupérer contre les téléphones portables qui enregistrent les politiques à leur insu ou de se lamenter sur la menace représentée par des paparazzis occasionnels. La deuxième remarque révèle quant à elle la capacité de la droite française à dire tout et à faire son contraire.

 Ainsi, la transparence absolue serait le début du totalitarisme. Que penser alors de la vidéosurveillance que l'actuel gouvernement entend généraliser quitte à passer outre l'opposition déclarée de plusieurs municipalités de gauche. Internet, c'est le danger mais «Big Sister», c'est la panacée ! A ce sujet, je vous conseille de consulter le blog «Bug Brother» du journaliste Jean-Marc Manach (*). Son travail permet de réaliser à quel point fichiers et caméras sont devenus omniprésents dans la vie quotidienne de n'importe quel quidam. Nous sommes, filmés, fichés, épiés, mais il paraît que c'est pour notre bien commun tandis qu'Internet, c'est certain, nous mène tout droit vers un monde digne de Fahrenheit 451?

 Cela fait plusieurs années que je note que le web fait l'objet d'attaques incessantes de la part de ceux dont il rogne les privilèges. Le plus étonnant dans l'affaire, c'est que les journalistes ne mènent pas cette fronde alors qu'il contribue, sans être le seul responsable, au dépérissement de la presse, notamment écrite et quotidienne. Certes, il y a bien quelques confrères qui dénoncent le «royaume des idiots» pour reprendre l'expression du philosophe allemand Norbert Bolz pour qui la toile a donné un fabuleux pouvoir à une masse grandissante d'«idiotae», c'est-à-dire des gens qui se contentent d'avoir une opinion et qui pensent qu'ils n'ont que faire du savoir des lettrés. Mais le plus souvent, les charges les plus virulentes viennent d'ailleurs.

 Elles sont le fait de tous ceux qui ont perdu à la fois le monopole et le contrôle de l'expression à destination du grand public : écrivains industriels sans talents mais très médiatisés, pistonnés et «pistonneurs», intellocrates, «fast-thinkers» chers à Bourdieu, experts indéboulonnables de la télévision, gourous de la communication et bien sûr, hommes politiques. Prenons un exemple simple. Au milieu des années 1990, Bernard Henri-Levy pouvait se permettre d'écrire n'importe quoi à propos de l'Algérie en squattant deux pages du quotidien du soir de référence. En ces temps-là, le lecteur lambda n'avait aucune chance de faire entendre son avis et de pointer les invraisemblances du récit si ce n'est d'envoyer une lettre au courrier des lecteurs (avec une infime probabilité de publication).

 D'ailleurs, à l'époque, seul un article du Canard Enchaîné s'était distingué de l'habituel concert de louanges orchestré par la machinerie hagiographique du philosophe germanopratin. Aujourd'hui, les choses ont changé. Internet ne laisse rien passer et a mis fin à l'impunité de la médiocrité médiatique. L'été dernier, c'est la blogosphère qui a taillé en pièce le reportage du romanquêteur dans une Géorgie envahie par l'armée russe.

 Certes, la critique en ligne a eu son lot d'articles outranciers mais il y a eu aussi des papiers d'analyse minutieux qui ont remis les choses à leur place. On comprend dès lors, pourquoi BHL s'en prend régulièrement à Internet. C'est un domaine qui n'offre aucune prise, du moins pas encore, à la communication enjôleuse, au copinage et aux services rendus.

 Il est vrai qu'Internet charrie aussi des eaux pestilentielles : sites racistes, antisémites, islamophobes sans compter le fait qu'il est le terrain de chasse idéal pour nombre de détraqués sexuels. Mais dans le même temps, son offre sérieuse est prodigieuse et, le plus souvent, gratuite. J'ai longtemps considéré que les blogs étaient équivalents à des feux de camp autour desquels ne se réuniraient que des internautes sectaires. J'ai changé d'avis. Ils sont avant tout une richesse formidable, le plus souvent créée par d'illustres inconnus qui n'auraient jamais pu diffuser leur savoir sans Internet. Cela atténue l'impact de toutes les dérives et cela doit obliger à rester vigilant car les hommes politiques sont dans la même situation que BHL.

 Hier, ils pensaient avoir réussi à imposer la communication idéale. Copains-coquins avec nombre de journalistes politiques, ils étaient persuadés que le verrouillage des médias était achevé. Petit jeu des petites phrases, passes d'armes à fleurets mouchetés, interview faussement impertinente et questions convenues au journal de vingt heures? Tout cela a été ringardisé par le web. Aujourd'hui, Internet, ses blogs, ses forums de discussions, ses médias en ligne, sont des acteurs avec lesquels il est difficile de louvoyer parce qu'eux-mêmes sont soumis au jugement implacable des internautes. Malgré cela, parions sans risque que des projets de loi vont bientôt surgir avec pour objectif de mettre en place «les nécessaires mécanismes de contrôle d'Internet.» Et cela, bien entendu, pour préserver notre monde de la menace totalitaire?



(*)http://bugbrother.blog.lemonde.fr/