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La gestion des affaires peut-elle être éthique ?

par Peter Singer*

Un vent nouveau souffle sur la Business School de Harvard. Alors que la cérémonie de remise des diplômes approche, pour la première promotion à obtenir un MBA depuis le début de la crise financière, les étudiants font circuler un serment les engageant à faire leur travail de « manière éthique », à « s'efforcer de créer une prospérité économique, sociale et environnementale durable au plan mondial », et à gérer leurs entreprises « en toute bonne foi, en évitant les décisions et un comportement qui ne servent que les étroites ambitions personnelles aux dépens de l'entreprise et des sociétés dont elle dépend ».

 La formulation de ce nouveau serment s'inspire de celui adopté en 2006 par la Thunderbird School of Global Management, en Arizona. Qu'il ait été repris par la plus célèbre école d'administration des affaires est toutefois significatif.

 Au moment d'écrire, près de 20 pour cent de la promotion 2009 de Harvard avait prêté serment. Cela incitera bien sûr les cyniques à demander « Qu'en est-il des 80 autres pour cent ? ». Mais ceux qui ont prêté serment font partie d'une tendance plus large en faveur d'un retour à une éthique commerciale, dans le sillage de l'avalanche de révélations sur la cupidité et les pratiques malhonnêtes dans le secteur de la finance. La participation aux cours d'éthique commerciale a grimpé en flèche et les activités des principales écoles de commerce sont plus qu'auparavant axées sur la manière de faire des affaires tout en promouvant les valeurs sociales à long terme.

 L'éthique commerciale a toujours comporté des difficultés intrinsèques, différentes de celles d'autres professions, telles que la médecine, la dentisterie, la loi ou l'ingénierie. Récemment, un membre de ma famille qui avait un problème oculaire a été envoyé par son médecin traitant voir un spécialiste. Après avoir examiné son œil, le chirurgien a estimé qu'aucune opération n'était nécessaire et qu'un généraliste pouvait le soigner.

 Mes amis médecins me disent que c'est la conduite à tenir pour un médecin qui se conforme à la déontologie de sa profession. Il est par contre assez difficile d'imaginer une situation où vous allez chez un concessionnaire automobile et qu'il vous dise que vous n'avez pas vraiment besoin d'une nouvelle voiture.

 Pour les médecins, l'idée de prêter un serment d'honneur remonte à Hippocrate. Toute profession a bien sûr ses mécréants, quelque que soit le serment prêté, mais la plupart des professionnels de la santé ont pour vocation de servir au mieux les intérêts de leurs patients.

 Les chefs d'entreprise ont-ils un autre intérêt que les bénéfices et le succès de leur société ? On peut en douter. En fait, la majorité d'entre eux pensent qu'il n'y a aucun conflit entre l'intérêt personnel et l'intérêt de tous. D'après eux, la « main invisible » d'Adam Smith fait en sorte que la poursuite de leurs propres intérêts dans le cadre de l'économie de marché va dans le sens de l'intérêt du plus grand nombre.

 Dans le même ordre d'idée, Milton Friedman écrivait, dans son livre Capitalisme et Liberté publié en 1962, que « le monde des affaires n'a qu'une seule et unique responsabilité sociale - utiliser ses ressources et s'engager dans des activités destinées à accroître ses profits, et cela aussi longtemps qu'il pratique une concurrence ouverte et libre, sans tromperie ni fraude ». Pour les tenants de ce credo, l'idée qu'un chef d'entreprise puisse s'intéresser à autre chose qu'obtenir les meilleurs dividendes possibles pour les actionnaires est une hérésie. Bien que la crise financière mondiale ait révélé une multitude d'actes frauduleux, ce n'est pas la fraude qui a sous-tendu la crise, mais l'incapacité à faire correspondre les intérêts personnels de ceux qui ont vendu et revendu les prêts hypothécaires à risque aux intérêts des investisseurs des institutions financières qui s'en sont portés acquéreurs. Le fait qu'une catastrophe encore plus grande aurait pu se produire si le gouvernement n'avait pas eu recours à l'argent des contribuables pour renflouer les banques a été un camouflet de plus pour ceux qui préconisaient la confiance dans la déréglementation des marchés. Le serment des étudiants de Harvard constitue une tentative de remplacer la doctrine de Friedman sur la responsabilité des entreprises par une toute autre approche : des cadres qui s'engagent à promouvoir un bien-être durable et à long terme pour tous. Cette nouvelle approche déontologique est manifestée dans des clauses du serment qui enjoint les managers « à se développer à la fois personnellement et à développer les compétences des autres managers sous mes ordres de façon à ce que la profession continue à croître et à contribuer au bien-être de la société ».

 Une autre clause souligne le devoir de transparence et de responsabilité envers ses pairs, une caractéristique de réglementation professionnelle interne. Et pour ce qui est des objectifs ultimes de la profession de dirigeant d'entreprise ce sont, comme nous l'avons vu, rien moins que de « de créer une prospérité économique, sociale et environnementale durable au plan mondial ».

 Un tel code d'honneur peut-il vraiment s'implanter dans le monde si compétitif des affaires ? Un aperçu de son éventuel succès est reflété par un commentaire fait récemment à un journaliste du New York Times par Max Anderson, l'un des instigateurs du serment de Harvard : « Nous avons le sentiment que nos vies doivent avoir plus de sens et que nous devons diriger nos entreprises pour le bien commun ». Si suffisamment de cadres et de chefs d'entreprises peuvent concevoir leur intérêts en ces termes, nous assisterons peut-être à l'émergence d'une profession commerciale éthique.



Traduit de l'anglais par Julia Gallin



* Professeur de bioéthique à l'université de Princeton et est professeur de l'université de Melbourne. Son dernier ouvrage paru est : Sauver une vie : agir maintenant pour éradiquer la pauvreté.