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Nos voisins et nous

par Ahmed Saïfi Benziane

Pendant que l’Algérie vient de trouver temporairement une doctrine idoine pour éviter de faire trop de bruit autour de la grippe porcine et fuir le mécontentement des candidats au cinquième pilier de l’Islam, la Tunisie a déjà tranché aussi sec sur la question, qu’en ce qui concerne la charia, ses effets sur l’héritage et la polygamie. Normal, diront les uns, la Tunisie vit du tourisme et doit offrir une vitrine sans danger aux visiteurs nombreux, dont des Algériens. D’ailleurs, les Algériens ne vont pas en Tunisie parce que la grippe porcine n’y a pas encore élu domicile, mais parce que c’est la porte à côté, sans visa et cela revient au même prix que de rester sur l’une de nos villes côtières polluées, sans eaux et bruyantes de jour comme de nuit. Anormal, diront les autres, la grippe porcine n’atteint que les consommateurs de porc et toucher à la charia est un blasphème impardonnable.

Pendant que la Tunisie réussit son planning familiale à coup de campagnes de sensibilisation, de programmes d’emploi rural, de lutte contre le gaspillage et d’ouverture vers les idées modernistes, l’Algérie poursuit le même programme de planning familial en faisant reculer l’âge du mariage à cause de la cherté de la vie, par le chômage, par la pénurie de logements. Il est vrai que le taux d’alphabétisation est plus important chez nous, mais personne ne se soucie de la qualité de l’enseignement chaque fois tiré vers le bas, si bien que les examens nationaux ne seront bientôt qu’une simple formalité, exigeant juste une présence, un crayon entre les dents, les yeux plongés dans l’écran d’un téléphone mobile. Pendant ce temps, les formations supérieures en Tunisie ont atteint le stade de la certification ISO quelque chose. Il fut un temps où de toute l’Afrique, de jeunes étudiants venaient se former chez nous et l’équivalence de nos diplômes était reconnue par les Universités européennes. Aujourd’hui, nos enfants vont passer le bac français en Tunisie, faire des études en médecine au Sénégal, l’informatique en Jordanie, alors que l’Algérie a fourni à l’Afrique des ministres de la Santé, au Maroc de brillants chirurgiens et a formé plus d’informaticiens que tout le continent noir réuni. Pendant que les Algériens étaient surnommés «deuxième francis» par nos voisins pour bien parler et sans faute la langue de Molière, l’aventure d’une arabisation affectivement nostalgique, sans méthode, sans stratégie, a débouché chez nous sur un analphabétisme bilingue. Aujourd’hui, les files d’attente pour l’inscription en apprentissage de la langue française dans les centres culturels français indiquent bien la marche arrière que nous sommes contraints de faire sur le plan linguistique comme dans tous les autres domaines d’ailleurs.

Pendant que nous arabisions n’importe comment, nos mêmes voisins mettaient l’accent sur l’apprentissage de toutes les langues. L’avenir étant à la maîtrise des langues en priorité dans toutes les formations, on se réveillera bien un jour en apprenant que la langue chinoise ou japonaise est devenue celle du progrès à notre grand étonnement, comme d’habitude. Même la langue de bois par laquelle on promettait monts et merveilles finit chez nous par s’épuiser. La génération qui a grandi dans le respect des formules linguistiques, de la grammaire et de l’orthographe est en voie de disparition à telle enseigne qu’il est difficile d’obtenir une pièce d’état civil sans erreurs à l’ère de l’informatique et même en arabe. Pendant ce temps, nos voisins sont passés à la commande par Internet, économisant sur le personnel et les locaux.

Pendant que sous cape, nous riions de la pauvreté des autres, ces autres investissaient lentement mais sûrement dans la petite hydraulique, cultivaient de quoi assurer leur autonomie alimentaire, s’ouvraient au tourisme, formaient leurs classes moyennes à partir de leurs administrations et de leurs petites entreprises familiales, une stratégie qui s’est avérée payante à long terme. Pendant ce temps, nous apprenions le gigantisme propre à nos fausses fiertés, lancions des révolutions comme on lance une pierre dans un oued asséché, tenions des discours de folie, passant du socialisme revanchard au libéralisme libertaire, puis de là, à un mélange à base de laminage de cette classe moyenne qui fait l’équilibre des sociétés. On s’intéresse maintenant à la petite entreprise, à la petite hydraulique, au petit tourisme et même à la carte d’identité biométrique.
Maintenant, il est trop tard monsieur et comme aime à nous le rappeler un libre penseur de ce pays, même la dictature ne marchera pas. D’ailleurs nos voisins ont commencé par la dictature comme nous, pour lâcher petit à petit du lest. Sauf que nous n’avons même pas eu une dictature au sens historique du terme. Nous avons eu et nous avons encore un autoritarisme d’affaires qui laisse une population sans code que celui de parler en alignant quelques mots sans être écouté. Pendant ce temps et dans le silence, nos voisins construisaient peu mais bien, parlaient peu mais bien, mangeaient peu mais bien et même leur corruption ne ressemblait en rien à nos goinfreries. Ils se sont laissé faire par le monde et nous avons voulu le refaire à notre manière. En fin de course, nous essayions tout simplement de revenir au point de départ. Là, revient la question douloureuse: qu’avons-nous fait de notre indépendance, de notre identité, de notre religion, de nos valeurs, de nos terres, de nos écoles, de nos arbres fruitiers ? Qu’avons-nous fait de nos femmes, de nos hommes et de nos enfants ? Un mélange où la couleur dominante ne reflète point la saveur du colorant qui domine. Nous restons donc à refaire.