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Iran : le pari très risqué de Khamenei

par Pierre Morville

En appuyant sans réserve l'élection très contestée d'Ahmadinejad, en refusant tout «compromis de sommet», le «guide» Khamenei joue gros.

La situation reste très confuse en Iran. La mobilisation de la population persiste, telle qu'elle est rapportée par les images clandestines de la répression en cours. L'image de l'agonie de la jeune Neda a fait, via l'Internet, le tour du pays et de la planète.

Malgré l'interdiction du «guide suprême» Khamenei, plusieurs milliers de manifestants sont à nouveau descendus dans la rue les 20 et 21 juin pour dénoncer les résultats de la présidentielle du 12 juin. La répression, violente, a fait au moins 15 morts et une centaine de blessés ; 500 personnes auraient été arrêtées. Le 20 juin, la fille d'Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, président de l'Assemblée des experts et critique du président réélu Mahmoud Ahmadinejad. Même si elle a été relâchée ce 23 juin, son interpellation illustre la montée des tensions entre factions politiques. Le conservateur Ali Larijani, président du Parlement, lui aussi critique d'Ahmadinejad, a appelé le Conseil des gardiens de la Constitution à «écouter la voix des gens qui manifestent». Le Conseil, tout en reconnaissant l'existence de certaines fraudes, n'entend pas remettre en cause le résultat final du scrutin. Mais la prise de position de Larijani constitue un nouveau soutien de poids pour le réformateur Mir Hossein Moussavi, qui appelle ses partisans à continuer la lutte, y compris sous la forme d'une grève générale, même s'il prêche la modération dans la tenue des manifestations.



Les atouts du pouvoir en place



En appuyant sans réserve l'élection très contestée du président Ahmadinejad, en refusant tout compromis avec la vieille garde historique du pouvoir, l'Imam Khamenei joue un va-tout qui comporte un double risque : une marginalisation dans la très fermée classe dirigeante iranienne, aujourd'hui traversée de nombreux conflits, et la perte de l'image de «Guide», d'arbitre au dessus des factions, qu'il est censé représenter aux yeux de très nombreux iraniens, à l'image de ce qu'avait incarné l'Iman Khomeiny.

Confronté aux plus graves troubles qu'ait connus la jeune République islamique, le duo Khamenei-Ahmadinejad dispose néanmoins de quelques sérieux points de force.

En cette année du 30ème anniversaire de la révolution menée par Khomeiny, le pouvoir sortant pouvait lors de la campagne électorale se prévaloir, comme le note le chercheur de l'Ifri, Mohammad-Reza Djalili, de la simple survie du régime : «La plus grande réussite de la République islamique est sans aucun doute d'avoir survécu jusqu'à ce jour. Elle a survécu à la guerre, à l'isolement international, au désenchantement populaire, à une très mauvaise gestion économique, et aux sanctions américaines et internationales». Toutes les composantes du pouvoir en place, pourtant en conflit interne, explique généralement cette résistance du régime par la force de «l'Esprit de la Révolution». La guerre déclenchée par l'Irak avec le soutien des principales puissances occidentales, a en effet nourri, dans la population iranienne dans son ensemble, le renforcement d'un fort sentiment de patriotisme nationalo-religieux. Ce conflit très dur qui fit plus d'un million de morts dans les deux rangs, permit également au régime de constituer durablement un système politique «de guerre», bien plus dirigiste que démocratique. Comme la Russie lors de la guerre civile après 1919, l'économie fut militarisée (notamment par l'actuel challenger Moussavi), les appareils de répression furent considérablement renforcés.

«Le territoire national fut mis sous le contrôle des Komiteh de quartier qui, en toute impunité, s'immiscèrent dans la vie de tous les jours des citoyens», note le chercheur de l'Ifri. Les pasdaran et leurs auxiliaires, les basiji (mobilisés), traquèrent opposants, simples citoyens critiques et tous les «déviants» à loi islamique, sous la férule de la Vevak, le ministère de l'information et du renseignement, aidé d'une multitude d'organismes de surveillance et de répression. Les «tribunaux révolutionnaires» continuent de fonctionner 30 ans après la révolution et « la République islamique s'est aussi dotée de l'une des législations les plus répressives du monde. C'est ainsi que l'Iran se place aujourd'hui au deuxième rang mondial pour les exécutions capitales après la Chine, et détient le plus fort taux par habitant d'application de la peine de mort au monde».

Dans ce contexte, on mesure mieux le courage des centaines de milliers de manifestants qui scandent jour et nuit «nous volons nos votes !» et «A bas le dictateur !». Courage hélas, vain en cas d'écrasement du mouvement, si Khamenei en donnait l'ordre.

 

Le clientélisme comme lien social



Le bilan économique du régime est loin d'être bon : «L'inflation est de l'ordre de 30%, le chômage frappe plus de 20% des personnes en âge de travailler et près de 50% des jeunes qui se présentent sur le marché du travail. L'économie du pays est plus que jamais tributaire des revenus pétroliers et la dépendance alimentaire ne fait qu'augmenter, l'Iran étant devenu, en 2008, le plus grand importateur de blé au monde, ses importations représentant l'équivalent de 6,5 % du commerce mondial de grains». Le retournement du marché pétrolier explique en partie les difficultés actuelles mais le refus d'Ahmadinejad de moderniser l'économie et sa volonté de poursuivre l'isolement international de l'Iran a gelé tous les investissements étrangers. Le National Foreign Trade Council (États-Unis), estime à moyen terme, que la levée des sanctions américaines et la libéralisation de l'économie iranienne pourraient accroître le commerce total de l'Iran de près de 61 milliards de dollars par an (au prix du pétrole 2005 de 50$ le baril), accroissant ainsi le PIB iranien de 32 % !

Cette autarcie bénéficie néanmoins à certains.

«Le développement des institutions révolutionnaires (nahadhay-e enghelab), le passage d'importants secteurs économiques sous le contrôle de fondations (Bonyad), l'octroi d'aides et de subventions aux franges les plus pauvres de la population par des œuvres de bienfaisances liées au pouvoir, les facilités de toutes natures accordées aux familles des martyrs, l'implication de plus en plus importante des Gardiens de la révolution dans le commerce et l'économie et bien d'autres moyens ont permis la formation d'une nouvelle catégorie sociale dans la population.» pointe Reza Djalili. Plusieurs millions de personnes voient leurs conditions économico-sociales dépendre directement des liens clientélistes qu'elles entretiennent avec le pouvoir en place. Pour les plus pauvres, il s'agit d'une condition de survie ; pour les plus aisés, le moyen d'un enrichissement continu avec la corruption que cela entraîne, y compris dans le clergé chiite.

On voit à travers les témoignages parcellaires des interviews prises à la sauvette que l'on retrouve sur l'Internet, qu'une partie des opposants actuels à ce régime populiste, se recrutent dans les rangs d'une bourgeoisie libérale tant sur le plan économique que politique. Celle-ci réclame avec force l'instauration d'un régime plus ouvert au monde extérieur. A l'inverse, le «Bazar» de Téhéran, endroit géographique et nom générique désignant les riches commerçants et la bourgeoisie d'affaire iranienne, n'a toujours pas lancé de mot d'ordre de «grève» dont ce milieu menace le régime depuis plusieurs années. Et la grande masse des manifestants urbains reste d'origine populaire, employés, fonctionnaires, jeunes scolarisés, femmes salariées ou au foyer?



L'Iran, puissance régionale



Il semble évident que le pouvoir sortant peut se prévaloir d'évidents succès diplomatiques. Il est à noter que la Chine et la Russie ont immédiatement félicité Ahmadinejad pour sa nouvelle élection. Il faut également souligner que les premiers messages de soutien de ces deux grandes puissances ont eu lieu au lendemain de l'élection, les 16 et 17 juin, lors du double sommet d'Ekaterinbourg, la ville russe où la Tcheka liquida en 1918, la famille impériale, sur ordre direct de Lénine.

- Le sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghai, qui représente désormais une force de coopération puissante et organisée, avec son noyau central autour de la Chine et de la Russie, et des nations régionales, invités réguliers des réunions en observateurs (Inde, Pakistan, Iran, etc.). Ce sommet a notamment ouvert le dossier d'une "monnaie commune" (du type Euro ou plus précisément l'ECU qui l'a précédé), qui servirait de substitut au dollar.

- A Ekaterinbourg également, se tenait dans le même temps, le sommet du BRIC, qui réunit les quatre principaux pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine). Comme lors de la réunion de l'OCS, le BRIC s'est attaché à la crise financière et à l'examen du système international.

Indifférence, cynisme, pragmatisme ? Ces nouvelles puissances montantes ont considéré avant toute chose que «les affaires intérieures iraniennes ne concernent que les Iraniens eux-mêmes». Ils sous-estiment se faisant, les conséquences internationales d'un déséquilibre durable de l'Iran.

Ce pays s'est en effet affirmé cette dernière décennie comme une puissance régionale exerçant son influence au Moyen-Orient, sur les ex-républiques turcophones de l'URSS, sur les pays du Golfe et à son flanc est, sur l'Afghanistan et même le Pakistan.

Cette montée en puissance de l'Iran est largement explicable par les errements passés de la politique américaine : les deux invasions de l'Irak, la volonté de renversement de régimes en place au nom du «domino démocratique», les menaces de bombardements sur l'Iran, la défense inconditionnelle de la politique agressive israélienne, le credo idéologique du «choc des civilisations»?

Pour consolider sa présence régionale, Téhéran s'est naturellement appuyé sur la communauté chiite internationale. Pour une population musulmane mondiale de plus d'un milliard de pratiquants, la proportion des chiites est de l'ordre de 12 % dont 85% relèvent du chiisme duodécimain, religion d'État en Iran depuis le XV° siècle. La population iranienne compte en effet en son sein 85% de chiites duodécimains, soit 59 millions de personnes (le reste se partageant entre sunnites - 12%, chez les Kurdes iraniens et les Baloutches -, et des petites minorités chrétiennes et juives).



L'avenir du «croissant chiite»



C'est le pourcentage le plus élevé au monde, seulement trois autres États comptent des majorités de chiites, mais dans des proportions moindres : l'Azerbaïdjan avec 75 %, Bahreïn avec 70 %, et l'Irak avec environ 55 %.

Le deuxième pays pour le nombre de chiites en compte un nombre nettement moindre : il s'agit du Pakistan où le nombre de chiites est estimé à 31 millions de personnes (19% de la population). L'Irak arrive en troisième position avec 17 millions de chiites. Les autres pays comptent tous moins de 10 millions de chiites, de l'Afghanistan, avec 6,3 millions de chiites (19% de la population, dans l'ethnie Hazara), l'Arabie saoudite (10% de la pop.), le Koweït (25%), les Émirats Arabes Unis, avec 100 000 chiites...

Au Liban, la minorité chiite représente aujourd'hui 35 % de la population libanaise. Elle est devenue la première minorité confessionnelle du Liban

En Syrie, le nombre et la proportion des chiites sont très faibles : les chiites représentent 2 % de la population syrienne, constitués par les Alaouites, petite minorité mais qui tient d'une main très ferme le parti Baas et le pouvoir d'état.

Comme le rappelle l'universitaire Gérard-François Dumont, le roi Abdallah II de Jordanie, interviewé par le Washington Post le 6 décembre 2004, se déclare le premier, préoccupé par l'émergence de ce qu'il appelé un «croissant chiite».

Cet arc, allant de l'Iran au Liban, en passant par l'Azerbaïdjan, des régions de l'Afghanistan et du Pakistan et une présence dans les pays du Golfe, jusqu'à la Turquie, comprenait fait nouveau, l'Irak post-Saddam, dont les dirigeants étaient désormais majoritairement chiites. Mais les changements apportés aux rapports de force politiques entre chiites et sunnites risquaient, dès l'époque, de se traduire «par de nouveaux problèmes qui ne seraient pas limités aux frontières de l'Irak», selon le souverain. Un an plus tard, Hosni Moubarak faisait publiquement part des mêmes préoccupations.

«L'arc chiite», unifié par la seule religion mais fragilisé dès le départ, par des différences ethniques (populations perses, arabes, turcophones, indo-pakistanaises?) et les contradictions des intérêts des états avec ceux de Téhéran, mêmes ceux majoritairement chiites comme l'Irak, l'Azerbaïdjan ou Bahreïn, résisterait mal à une déstabilisation durable du pouvoir iranien, contraint alors à un repli agressif.

Les principaux gouvernements des pays sunnites pousseraient dans une telle hypothèse, un soupir de soulagement mais une telle crise et les fortes aspirations démocratiques qu'elle révèle, poseraient à tous « de nouveaux problèmes qui ne seraient pas limités aux frontières» de l'Iran.