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Vent d'Octobre à Téhéran

par Abed Charef

L'Iran est un pays assiégé. Il commet pourtant une erreur, celle qui risque d'être exploitée par tous ses ennemis.

Elle s'appelle Neda Soltani. Bien que personne ne puisse affirmer que c'est son vrai nom, et qu'elle a été réellement tuée par balle pendant une manifestation de protestation contre le résultat des élections présidentielles en Iran, la vidéo montrant cette jeune fille alors qu'elle agonisse a fait le tour du monde. La magie d'internet a permis de diffuser l'image avec une vitesse exceptionnelle. L'émotion a fait le reste, pour transformer la jeune fille en icône de la contestation iranienne. C'est que la vidéo contenait, jusqu'à la caricature, les ingrédients du fantasme de l'homme occidental envers une femme musulmane. Neda Soltani était jeune, belle, libre, les cheveux au vent. Elle portait un jean. Elle manifestait pour soutenir un candidat dit réformateur, et refusait le maintien du président sortant, considéré comme un conservateur liberticide. Et c'est au cours d'une manifestation qu'elle a été assassinée par balle, en pleine rue, par de méchants miliciens, ces hommes sans foi ni loi utilisés par tous les régimes totalitaires.

La presse occidentale ne pouvait trouver mieux pour illustrer le côté « méchant » du pouvoir iranien, avec ses tristes ayatollahs et leurs turbans noirs, des hommes refusant toute évolution, occupés à fabriquer une bombe atomique et attachés seulement à interdire les joies de la vie. Ce n'est plus de la politique, c'est un dessin animé, avec ses bons d'un côté, ses méchants de l'autre.

Un tel terrain est extrêmement favorable à tous les excès et à toutes les manipulations. Les Occidentaux ne s'en priveront pas. L'acharnement des médiaux contre l'Iran n'a d'égal que celui des miliciens iraniens, pasdarans et bassidj, contre les manifestants. Mais pour l'occident, il y a peut-être une opportunité pour lancer une nouvelle révolution. Elle fut orange en Ukraine, rose en Géorgie, elle sera verte en Iran.

La manœuvre est si grossière que même des ayatollahs obtus ne s'y laisseront pas prendre. Et pour qui aurait des doutes, quelques rappels suffisent. L'Iran est dans une confrontation ouverte avec les Etats-Unis, et avec les pays occidentaux de manière générale, à cause de son programme nucléaire. L'Iran a également été, pendant longtemps, sous la menace directe d'un bombardement américain contre ses sites nucléaires, une agression israélienne n'est toujours pas exclue. C'est également un pays qui se sent encerclé, avec deux guerres, en Irak et en Afghanistan, déclenchées par les Etats-Unis aux frontières ouest et est de l'Iran. Enfin, juste avant de quitter son poste, l'ancien président américain George Bush avait alloué deux cent millions de dollars aux opérations de déstabilisation de l'Iran. Un dernier signe qui ne trompe pas : les spécialistes de l'indignation, Bernard Henry Levy, André Glucksman, Jack Lang et autres « philosophes » et intellectuels, sont tous sortis de leur tanière pour dénoncer la répression en Iran, eux qui avaient gardé le silence quand Ghaza subissait le déluge, s'ils ne sont pas allés sur le front pour justifier le crime israélien. Le seul fait que ces ténors de la condamnation sélective se manifestent montre que l'agitation autour des élections iraniennes est suspecte. Un bon chroniqueur arabo-musulman devrait s'arrêter là, et en arriver à cette conclusion définitive : quelle que soit la nature des élections organisée en Iran, les Occidentaux trouveront toujours prétexte à critique, pour dénoncer la fraude, la mauvaise organisation, le manque de transparence ou le truquage à grande échelle. Ceci est encore plus évident quand il s'agit d'un pays que les Etats-Unis cherchent ouvertement à déstabiliser. Parler de la crise du régime iranien devient alors secondaire. Il n'y aurait plus d'intérêt à noter que le candidat qui conteste le résultat des élections a été premier ministre de Khomeiny pendant huit ans, et que c'est un pur produit du système iranien. Dire qu'il a été soutenu par les anciens présidents Hachemi Rafsandjani et Mohamed Khatami n'a pas d'importance non plus. L'évocation d'une société iranienne qui aurait évolué, et qui exprime dans la rue son ras-le-bol d'un régime étouffant, ferait à peine sourire.

Il y a pourtant une réalité qu'il est impossible d'occulter: la déstabilisation éventuelle de l'Iran, à un moment aussi crucial, est d'abord l'œuvre des dirigeants iraniens eux-mêmes. Car ces ayatollahs existent, ils sont réellement liberticides, et ne tiennent guère compte des aspirations de leurs sociétés à vivre librement. C'est cet aveuglement qui offre un terrain favorable à toutes sortes de manipulations. Car si certains dirigeants de l'opposition, planqués dans les appareils, sont des manipulateurs, et si certains d'autres sont carrément au service de puissances étrangères, ces millions de jeunes qui descendent dans la rue pour exprimer leur aspiration à une vie plus libre sont, eux, réels. Réels, sains et innocents. Ce sont les appareils politiques qui risquent de les transformer en chair à canon ou en machines à tuer, comme cela était arrivé aux enfants d'Octobre 1988.