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L'Etat de la misère

par Ahmed Saïfi Benziane

On voit et on ressent la stérilité d'un pouvoir à partir du moment où il peine à reproduire des valeurs d'Etat, au profit de caricatures dénudées de toute imagination, de tout sens.

De simples caricatures inélégantes qu'offre le spectacle de l'exercice du pouvoir à travers l'inaction des femmes et les hommes censés l'exercer. Le débat ? Il faut surtout oublier jusqu'à sa possibilité de renaissance malgré le nombre et la chaleur des sujets qui attendent, occultés par la course verticale vers les postes, ou horizontale, vers l'argent. Entre les deux, aucun choix ne semble offrir d'alternative. Entre les deux, une équipe de football fait le bonheur, trop court, d'une jeunesse qui oublie un moment sa misère sociale, culturelle et sexuelle, juste en courant dans la rue, protégés par un drapeau en burnous. Pour la misère sociale, l'Etat, celui qui a la main sur toutes les richesses nationales publiques et surtout privées, a conçu un modèle unique fait de promesses sachant que nul n'ignore la loi, sans que personne n'en entende vraiment parler. Chacun a fini, de fait, par faire ses propres lois en marchant, en conduisant, en travaillant, en vivant dans une famille ou tout simplement en affrontant les dangers de la mer, le temps d'une mort garantie. La loi, quant à elle, a fini par ne se faire qu'en haut et ne s'appliquer qu'en bas, quand on veut bien l'appliquer. La jungle avec les règles de l'équilibre naturel en moins. La misère sociale fait aligner des femmes pourvues d'enfants en bas âges, le long des trottoirs des villes, en quête d'une pièce de monnaie pendant que la célébration de la Journée de l'enfance, attire les nantis dans les grands hôtels de luxe, autours de copieux banquets. La misère sociale perpétue l'exode rural et l'on s'enorgueillit des recensements qui font augmenter le taux d'urbanisation de la population comme indicateur de développement. Pour la misère culturelle, l'Etat a imaginé des tambours et de trompettes le long de la côte et un peu moins vers l'intérieur du pays avec une plaque tournante, une seule, Alger. Il a pour, ce faire, produit de bons tambourins et d'excellentes trompettistes. Il a imaginé des foires commerciales sous forme d'immenses stands où se bousculent selon leurs moyens des acheteurs par soif de lire, peu nombreux et des décorateurs de bibliothèques domestiques, qui posent à l'envers les ouvrages d'art inabordables, entre deux soupières et quatre cuillères ou autres vaisselles. L'Etat, sur ordre des grands argentiers du monde, a décidé de ne plus subventionner le livre, il préfère subventionner des chaînes de télévisions incapables de produire des programmes de qualité et des journaux qui empêchent de voir plus loin que le bout d'un nez même raccourci. L'Etat préfère subventionner les grands festivals internationaux où ne viennent que les moins mauvais, qui savent apprécier l'hébergement et la restauration bien arrosée, puis repartent les poches pleines, laissant derrière eux un peuple qui n'aura fait qu'en entendre parler, car trop fatigué. Notre peuple est fatigué par manque de travail. Fatigué par l'inactivité, pendant que l'Etat espère le faire chanter et danser quelques jours durant. Entre les deux, il y a aussi cette misère sexuelle qui fait baver les jeunes hommes collés à des murs sales, pour éviter les vertiges que provoquent des jeunes filles odorantes et belles comme le soleil, passant devant eux comme des clips, le temps d'un passage et qui laissent derrière elles, des fantasmes à refaire le monde, en restant sur place, un café noir dans un gobelet en plastique entre les mains. L'Etat puritain a décidé de fermer les « lieux de débauches » où la prostitution était sous son contrôle médical, en lui préférant une prostitution sauvage et incontrôlée qui gagne de plus en plus de terrain avec la précarité liée à l'appauvrissement. Abstinence, disent les détenteurs de la vertu, c'est la Loi Divine. Oui, disent les autres mais la Loi Divine a prévu de pouvoir se marier avec une dote selon les moyen du prétendant. En plus, l'Etat est asexué et ne pourra donc comprendre certains besoins humains. Des femmes ayant dépassé l'âge de la procréation et des hommes qui dépassent l'âge de l'énergie, défilent devant les psychiatres ou les talebs, chacun selon ses moyens, pour surmonter leurs drames. Certes, l'Etat ne peut être responsable y compris de la sexualité de ses sujets. Mais de quoi d'autres est-il responsable ? Qui est en mesure d'ouvrir ce débat emprisonné par les tabous en dehors de quelques universitaires qui ont eu le courage d'étudier les manifestations individuelles et sociales de la sexualité chez les jeunes ? Il est vrai que là-haut, ces questions sont secondaires et ne rapportent pas grand-chose devant les projets mis en oeuvre par multinationales interposées. Il est vrai que là-haut, la prostitution a été honteusement interprétée. Misère sociale, culturelle et sexuelle demeurent intimement liées. Au fond de la toile, là où s'interprètent les formes et les couleurs pour retrouver du sens, il y a une multitude de signes à peine visibles qui grossissent au fur et à mesure que l'on s'en approche. Au fond de la toile, il y a les signes d'un pays qui attend le jour où son Histoire décomposée, se recompose avec de vrais noms et des prénoms qui évoquent les montagnes et l'héroisme. Au fond de la toile, un espoir persiste, celui de voir enfin une table desservie quittée par des ogres qui dévorent même les nappes et la vaisselle une fois rassasiés, par principe. Au fond de la toile, il y a un homme vieilli par les ogres tenant un livre à la main, une faucille de l'autre, le regard orienté vers le bas, et une femme qui n'est plus assez jeune, enfermée dans une bulle, qui le regarde tendrement à travers le temps tenant en sa main une rose cueillie, au milieu d'un champ de blé semé en dehors des saisons et jamais labouré.