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Livre blanc et années noires

par Ahmed Saïfi Benziane

Des universitaires du «CNES coordi-nation nationale» lancent un appel pour l'élaboration d'un «Livre Blanc de l'Université Algérienne». La revendication est nouvelle dans le langage syndical, la démarche est originale en faisant appel à témoignage contre «l'arbitraire» et cela coupe quelque peu avec la monotonie qui s'est installée depuis le 9 avril dernier jusqu'à la victoire de l'Equipe nationale fêtée avec le seul drapeau du peuple. D'abord, il faut savoir que la notion de «Livre Blanc» est née au Royaume-Uni en 1939 et s'applique aux documents gouvernementaux, rapports, énoncés de politiques dont l'épaisseur est insuffisante pour justifier la forte reliure bleue habituellement en usage. Une tradition, un souci d'économie et de lutte contre le gaspillage propre aux Anglais probablement. «C'est un document officiel publié par un gouvernement ou une organisation internationale afin de rendre officiel un rapport. Il a souvent pour objet de faire des propositions de long terme». Voilà pour les définitions. Passons alors au sens que l'on voudrait lui donner. Si la question est de faire le bilan d'une situation désastreuse de l'Université chez nous, il suffit de consulter tous les rapports, comptes rendus de réunions, conclusions d'experts, les nombreux articles de presses, les archives des services de sécurité et visiter les campus pour s'apercevoir que l'on peut élaborer un document qui justifie largement une forte reliure bleue, selon la définition ci-dessus et qu'on peut même obtenir un bibliothèque blanche si l'on considère l'ensemble des documents syndicaux produits par l'Université. La faute à qui? A personne et à tout le monde en même temps. La faute au silence et à la résignation. Les résultats sont diversement appréciés. Pour l'Etat, les chiffres suffisent à démontrer la réussite. On y trouve le nombre de bâtiments construits et à construire, le nombre de personnes y travaillant et à recruter, le nombre d'étudiants présents et à venir, et enfin les budgets alloués et à allouer au cours des prochaines années. Tout cela est bien minutieusement calculé, selon les données démographiques communiquées par les services en charge des statistiques. Les chiffres sont la seule pénurie que nous n'ayons jamais connue, d'ailleurs, tout le système n'est basé que sur cela, ce qui explique pourquoi à partir de Tlemcen, le Président ne voyait pas l'intérêt des Sciences sociales qui vont d'ailleurs au-delà des chiffres pour leur malheur. Pour leur malheur on préfère écouter les technicistes qui apportent des solutions toutes faites et prêtes à être consommées sans les réchauffer ou en modifier une virgule. L'exemple du LMD qui est un système d'enseignement ayant fait ses preuves ailleurs bute chez nous sur des incompréhensions qui empoisonnent la vie de l'étudiant et de l'enseignant. Mais pourquoi ça ne marche pas? Oui pourquoi? Parce qu'on fait plus de gestion et moins, beaucoup moins de réflexion stratégique, si bien qu'on n'arrive à la fin ni à gérer ni à réfléchir. Parce que l'Université est gérée sur sa capacité de consommation des crédits et non sur ses performances pédagogiques et de recherche. Une course vers les dépenses qui peut pénaliser l'institution si l'on ne fait vite avant la clôture de l'exercice. Un drôle d'exercice en fait, qui consiste selon un calendrier serré à acheter souvent n'importe quoi dans la précipitation, en même temps qu'il faut assurer une rentrée, une sortie et une garde à vue d'une communauté qui explose d'énergies saines, développant pourtant une violence dangereuse qui commence à peine à faire débat. Et puisqu'on veut aller dans le sens de l'élaboration d'un Livre Blanc, il faut aussi savoir que la première fois que ce terme a surgi du discours politique, c'était juste après le Coup d'Etat de 65 lorsque le Président Boumediène annonçait son intention d'un tel livre à propos de la gestion des premières années d'indépendance. Ça avait commencé comme ainsi, malheureusement. Ce livre n'a jamais vu le jour car, trop compromettant pour le passé et pour la classe politique. Et cela continue. S'il est un Livre Blanc à faire, c'est aussi celui de la gestion des richesses du pays et de la manière dont elles ont été distribuées, pour savoir où est parti l'argent, centime par centime. C'est aussi celui de l'école qui a produit du nombre et des taux d'échec traduits en taux de réussite, et qui a connu des dérapages par l'introduction d'une idéologie importée du fin fond de la préhistoire. De la manière dont on a usé de la religion musulmane jusqu'à en faire une arme de haine alors qu'elle est porteuse de paix et d'amour. De la destruction du tissu social par l'argent sale, le mauvais socialisme et un libéralisme de bazar jusqu'à n'être plus que l'ombre d'un pays où se bousculent des aventuriers de la politique mêlés à des commerçants de surface, pour occuper toutes les tribunes, ne laissant que l'air à partager. Et encore! S'il est un Livre Blanc à élaborer c'est aussi celui des faussaires qui se sont infiltrés dans les pages de l'Histoire de libération pour confisquer la parole et les biens sans pudeur, alors que des gens honnêtes mus par le désir de tout libérateur ont donné leurs vies à une terre qui avait besoin de leur sang pour respirer. Juste pour respirer. C'est celui dont le pouvoir s'est construit dans la négation de l'Etat et des institutions si bien qu'un enfant d'Algérie, aujourd'hui, s'accroche comme il peut à une identité de passage et ne rêve plus que de partir loin des Livres Blancs qui ne s'écriront pas de sitôt et des années noires qui sont, quant à elles, bel et bien décrites par sa jeunesse sans cette fameuse reliure bleue malgré l'épaisseur de ses douleurs.