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Dans le bus

par Akram Belkaïd

Il arrive parfois que l'on éprouve la sensation d'être pris au piège du tournage invisible d'un gag grossier dont on serait, au mieux, l'un des témoins, sinon, au pire, l'une des victimes. Dans un moment pareil, l'on se sent incapable d'adopter la bonne attitude, étant persuadé que la moindre de nos mimiques fera hurler de rire des millions de téléspectateurs. On tente alors d'adopter un profil bas, économe en geste et en paroles, de façon à dire plus tard, « je m'en étais douté, la preuve, je n'ai pas réagi comme les autres ».

Il arrive aussi que l'on se dise, comme ce madrilène de passage à Paris, que les fous sont en ville et qu'il ne sera pas facile de leur échapper. Pour s'en persuader, et les lecteurs réguliers de cette chronique le savent désormais, il suffit de perdre un peu de son temps dans les transports en commun. Longtemps, le métro a tenu la tête d'affiche en matière d'inspiration, mais aujourd'hui se découvrent d'autres terrains de déraisons quotidiennes.

Prenez ce bus qui va de la Porte de Vanves à la Porte de Montreuil. Attrapez-le du côté de Saint-Lazare et installez-vous bien car le trajet risque d'être lent jusqu'à la rue Brancion. Choisissez « l'heure des vieilles », c'est-à-dire vers seize heures, bien avant la sortie des bureaux, lorsque rues, magasins et bus appartiennent largement aux « seniors » puisque c'est ainsi que l'on doit désormais appeler le troisième âge. Comptez une minute ou deux à peine et viendront les premiers tressaillements.

Voilà une femme assise à une place prioritaire qui ne cesse de grommeler des propos incompréhensibles si ce n'est une série de « ça ne se passera pas comme ça » que l'oreille exercée arrive à capter. Viennent à monter deux autres dames, bien plus jeunes et élégantes. L'une s'installe à côté de la grincheuse, l'autre, chapeau façon Joan Baez dans les seventies, reste debout, en équilibre sur la plateforme à soufflet qui ne cesse de grincer. Inspirez : le spectacle va commencer et interrompre votre lecture et votre envie désespérément contrariée de tranquillité.

« Eteignez votre téléphone, tout de suite ! », hurle la grommeleuse en se mettant de trois-quarts pour mieux traumatiser l'oreille de sa voisine. Cette dernière proteste, elle ne comprend pas. On la sent déstabilisée. « Eteignez-moi ça ! », crie encore l'autre. « Vous polluez mon environnement. Je n'ai pas envie de tomber malade à cause de vous. Vous ne vous rendez pas compte, les ondes de ce téléphone attaquent le cerveau. Tout le monde le sait, mais personne n'en parle. Vous n'avez pas le droit de m'obliger à partager vos ondes ».

A cet instant, on sent son propre téléphone vibrer. On hésite, on se dit que le sortir de la poche pourrait attirer l'attention tandis que le ton commence à monter. Par lâcheté, on décide très vite de ne rien faire et de continuer à regarder ses pieds tout en se demandant s'il ne vaudrait pas mieux descendre au prochain arrêt et attendre le bus suivant malgré le froid et la pluie. « Et elle, pourquoi vous ne lui dites rien ? Elle aussi, elle vous lance ses ondes », vient de répondre la mise en cause en désignant celle qui est encore debout, téléphone toujours vissé à l'oreille.

Etrange question, étrange manière de se défendre. Pourquoi moi et pas les autres, un peu à la manière des foules algéroises souvent unies par le slogan : « nous devons tous être dans le même malheur ». La grommeleuse hausse les épaules. C'est à sa voisine qu'elle en veut. La tchaqlala dure plusieurs minutes puis les deux belligérantes quittent le bus en même temps. Du coup, on se dit que l'on a dû être piégé par deux comédiennes. On aimerait savoir si elles se sont mises à rire sur le trottoir ou si leur dispute a repris de plus belle, mais la buée sur les vitres empêche de satisfaire cette curiosité.

« Vous avez du caractère », dit un vieux monsieur à la dame au chapeau qui vient juste de raccrocher. L'autre acquiesce avec un sourire prudent. « Pour vous récompenser, je vais vous raconter une petite blague. Ça va détendre l'atmosphère, on en a tous besoin », dit l'homme. Et là, de nouveaux signaux d'alerte retentissent. On devine que ce n'est pas fini, qu'un metteur en scène est en train de se tenir les côtes dans un camion-régie qui suivrait le bus à bonne distance.

« Bon, voilà, dit le conteur improvisé. C'est l'histoire de Bernadette qui, un jour, a décidé de relever ses jupons ». La horma et l'auto-censure commandent de ne pas imprimer la suite ni même d'évoquer les histoires qui ont suivi, toutes débitées d'un ton goulu et, pour les autres, dans une gêne totale. L'une fait semblant de téléphoner, l'un redécouvre l'importance de lire et de relire l'itinéraire du bus pendant que d'autres plongent leur tête dans le gratuit du soir. Seuls deux adolescents prennent plaisir à la situation et leurs ricanements sonores encouragent le paillard à poursuivre ses grivoiseries. « J'ai été journaliste et toute ma vie j'ai interviewé des papes et des évêques. Maintenant, je me venge », se justifie-t-il auprès des rares qui protestent.

Et ce n'est que lorsque montent des contrôleurs que l'on se sent enfin soulagé. D'ailleurs, voici l'un d'eux qui demande les titres de transport. On lui tend un passe Navigo flambant neuf qui a fini par remplacer, après une longue mais vaine résistance, une carte orange vieille d'une bonne quinzaine d'année. « Vous n'avez pas validé votre passe », dit le contrôleur d'un air sévère. Et l'on comprend soudain que le cirque est reparti.

On jure qu'on l'a fait, qu'on a entendu avec ravissement le petit tintement électronique et que l'on a même saisi le clignotement vert, rien n'y fait. Le contrôleur se fait moralisateur. « Dites que vous avez oublié de le faire, mais ne me racontez pas que vous avez validé votre passe. L'électronique ne ment pas ». Une petite voix exhorte à la révolte. A quoi sert de valider un passe qui est... valide ? Ces rumeurs à propos d'un flicage généralisé des déplacements de tous les détenteurs de passe seraient-elle fondées ?

 Mais on se dit que l'on en a déjà beaucoup subi et entendu. Et puis, le trajet va toucher à sa fin et il commence à faire nuit. Sans fierté, on se lève et on valide donc son passe, mais en s'essayant à un peu d'humour pour apaiser son amour-propre. « Vous avez raison, je ne l'ai pas validé mais c'est à cause d'une dame qui avait peur des ondes ». La plaisanterie tombe à plat. De toutes les façons, les contrôleurs se sont éloignés et le vieux s'est remis à raconter ses histoires de jupes retroussées.