Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Trente ans de bébés-éprouvette

par Peter Singer *

Louise Brown, la première personne conçue hors d'un corps humain, a eu 30 ans l'année dernière. La naissance d'un "bébé-éprouvette," expression utilisée par les médias pour qualifier la fécondation in-vitro, fut extrêmement polémique à l'époque. Leon Kass, qui présida par la suite le Conseil de bioéthique du président George W. Bush, avançait que le risque de donner naissance à un enfant anormal était trop grand pour justifier jamais des tentatives de FIV. Certains chefs religieux condamnèrent aussi le recours aux technologies scientifiques modernes en remplacement des rapports sexuels, quand bien même ceux-ci ne pouvaient pas déboucher sur une conception.

Depuis cette période, quelque trois millions de personnes ont été conçues par FIV, permettant à des couples stériles d'avoir enfin l'enfant tant désiré. Le risque de concevoir un enfant anormal par FIV ne s'est pas avéré supérieur à celui encouru par des parents du même âge ayant conçu en ayant des rapports sexuels. Cependant, étant donné que de nombreux praticiens de FIV transfèrent deux ou trois embryons à la fois pour augmenter les chances de réussite, les cas de grossesses multiples, deux bébés ou plus, sont plus courantes et comportent des risques supplémentaires.

L'église catholique na pas renoncé à son opposition à la FIV. Dans la récente instruction Dignitas Personae, la Congrégation pour la doctrine de la foi de l'église s'oppose à la FIV en se basant sur plusieurs points, dont le fait que de nombreux embryons sont créés lors de la procédure mais que peu survivent. Cette issue n'est pourtant pas tellement différente de la conception naturelle, car la majorité des embryons conçus par l'acte sexuel ne parviennent pas non plus à s'implanter sur la paroi utérine, sans que la femme ne se doute jamais qu'elle ait été "enceinte."

En outre, le Vatican est contre l'idée que la conception soit le résultat d'un "acte technique" plutôt que "d'un acte spécifique de l'union conjugale." Or, si tous les couples préfèreraient concevoir un enfant sans l'intervention de médecins, cette possibilité n'est pas envisageable pour les couples stériles. Dans ces circonstances, il est dur de dire à un couple qu'il ne pourra jamais avoir d'enfant biologique.

La FIV apparaît aussi contraire à l'idée maîtresse des enseignements de l'église selon laquelle un enfant doit être élevé en accord avec les liens du mariage et de la famille. Dignitatis Personae décrète qu'une nouvelle vie humaine doit être "générée par un acte qui exprime l'amour réciproque entre un homme et une femme." Si c'est ici au rapport sexuel que se réfère l'église catholique, alors sa vision des actes exprimant l'amour réciproque entre un homme et une femme est excessivement étriquée. Pour un couple, entreprendre les nombreuses démarches gênantes et parfois déplaisantes qui sont nécessaires pour avoir un enfant par FIV peut être, et est souvent, un acte bien plus délibéré et amoureux qu'un rapport sexuel.

L'idée que dans un monde où vivent des millions d'orphelins et d'enfants non voulus, l'adoption soit une manière plus éthique d'avoir un enfant est une meilleure objection. Mais si c'est celle-là qui est mise en avant, pourquoi stigmatiser les couples qui ont recours à la FIV ? Pourquoi, par exemple, ne pas critiquer Jim Bob et Michelle Duggar, ce couple de l'Arkansas qui vient d'avoir son 18e bébé ? Michelle Duggar a même été nommée "Jeune mère de l'année" en Arkansas en 2004, alors qu'elle avait déjà donné naissance à 14 enfants. Il ne m'a pas semblé entendre le Vatican leur dire d'adopter au lieu de concevoir tant d'enfants.

Malgré l'opposition religieuse, le recours aux FIV par des couples stériles d'âge reproductif normal est largement accepté dans le monde entier, à juste titre. Mais dans des pays où l'influence de l'église reste forte, les opposants aux FIV montent au créneau. En Pologne, par exemple, une nouvelle législation réduisant son accès de façon radicale a été proposée.

Ailleurs, le débat éthique ne tourne pas autour de la FIV en elle-même mais des limites à imposer à son utilisation. En novembre dernier, Rajo Devi, une Indienne de 70 ans, est devenue la plus vieille maman du monde grâce à une FIV. Elle et son mari de 72 ans avaient espéré un enfant pendant les 55 années de leur mariage. Il semble que le sperme de son mari ait été utilisé, mais les médias ne sont pas clairs quant à l'origine de l'ovocyte.

Si certains trouvent grotesque de devenir mère à un âge où la plupart des femmes sont grands-mères, la question la plus cruciale est quel genre de soins recevront ces enfants si leurs parents meurent ou deviennent incapables de les élever. Comme il est courant dans l'Inde rurale, Devi vit au sein d'une grande famille, elle est donc sûre que d'autres pourront prendre le relais si cela devient nécessaire.

Cet exemple montre bien que l'impact de l'âge des parents sur le bien-être des enfants varie d'une culture à l'autre. Devenir mère à 70 ans est plus acceptable pour quelqu'un qui vit au sein d'une grande famille que pour un couple occidental vivant dans sa propre maison, sans proches ou amis à proximité.

Traduit de l'anglais par Bérengère Viennot


* Enseigne la bioéthique à l'université de Princeton et est professeur lauréat
au centre de philosophie appliquée et d'éthique publique de l'université de Melbourne.