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«Ne laissez personne décider à votre place»

par El Yazid Dib

« Ne laissez personne décider à votre place. Inscrivez-vous ! » est un projectile médiatique lancé à l'adresse d'un corps électoral usé, abusé et las. Il est porté sur des affiches collées partout sur un filigrane de carte d'électeur. Ainsi, il semble contenir principalement beaucoup de non-dits.

Faisant l'apologie de l'inscription dans le fichier électoral, il suggère néanmoins des supputations intrigantes. Pour être aussi directif, tant dans sa formulation impérative, que dans le choix des mots, ce slogan, dans l'esprit de son auteur ne devrait laisser personne, sans réagir. Là, toute la sémantique demeure incapable de pouvoir déchiffrer le véritable message qui en est contenu. Il aurait été judicieusement rédigé s'il l'avait été pensé dans l'idée que « pour ne pas laisser d'autres personnes décider à votre place ; il faut vous inscrire ! ». L'auteur se serait ainsi trompé, en accommodant simultanément deux ordres à la fois. Car le premier ordonne une abstention de faire « ne pas laisser... », ce qui est matériellement et politiquement difficile, voire impossible, le second recommande un accomplissement « inscrivez-vous », qui pourrait cependant se faire administrativement.

Arrivé à penser l'éventualité qu'il existe des personnes qui peuvent décider à votre place, le rédacteur du slogan fait, à bon escient, entretenir l'amalgame et renforcer la suspicion quant au trafic qui puisse greffer l'intégrité électorale. Et prétend pouvoir éviter cette « décision des autres » par la simple inscription. Qui peut être cette « personne » qui décide à votre place ? Ce ne sera certainement pas votre voisin, ou votre épicier de quartier. Le dit rédacteur n'en souffle mot. Il corrobore cependant, ce qui se trame dans le conscient de l'observateur, du citoyen et enfin, de l'électeur décidé ou indécis.

Drôles de péripéties qu'enjambe le pays dans sa quête du progrès et de la véritable alternance au pouvoir.

L'histoire politique de l'Algérie récente démontrera un jour, non sans amertume et suspens, le récit d'un voyage périlleux et plein de péripéties imprévues. La démocratie en était l'origine controversée pour l'aventure vers le sang, le feu et les monstres. L'odyssée algérienne. On ne sait presque rien d'Homère le célèbre poète grec, auteur de l'Iliade et de l'Odyssée. Mais on croit savoir qui est l'auteur de l'odyssée politique de la fin du vingtième siècle après Jésus-Christ. Cela serait passé sur une terre de province de Maurétanie césarienne, à un moment où des troupes barbares, à l'invective populaire, ont commis les pires atrocités à l'encontre des peuples de bourgades et des monts isolés. La mort fauchait comme un sabre anti-destin les douces matinées de petits écoliers ou les douceurs vespérales de bergers tranquilles et sereins. A cette époque là, disait le narrateur, l'on s'amusait à mener la plèbe vers les hauteurs d'une démocratie toute naissante. Après les bains de sang, viennent les bains de foules. Les courants dits politiques fusaient de partout. La garde prétoriale brandissait le même étendard de liberté qu'avaient brandi ses anciens adversaires. La démocratie, enfant chouchouté de toute république, emplissait les discours tant des républicains, des assimilo-conservateurs que des nihilistes-obscurantistes. Les monarchistes, alors, se taisaient et campaient dans leurs forteresses en y arborant l'emblème d'une légitimité historique à terme d'échéance. Le démocrate ne fut, pour quelques-uns, qu'un petit bourgeois ou un royaliste chouracrate.

C'est dans un climat de faim et de malheur, que l'odyssée entreprit ses premières péripéties dans une ambiguïté totale. Ce n'était pas le courant idéologique qui définissait le prétendant au siège des assemblées « élues », mais le nombre de bulletins que pouvait mettre ce candidat dans l'urne magique. Pourquoi magique ? Pour la simple raison que l'esprit qui s'y abrite transformait les non en oui, et faisait présente la voix électrice qui s'était éteinte depuis des lustres. L'urne, en ces temps, présentait un signe de modernité et limitait l'autonomie à une expression écrite à enfouir dans une boîte cadenassée. Avec la progression de l'esprit berbéro-arabo-musulman, le sujet électeur se retrouve quelque part une façon miraculeuse de pouvoir se constituer en associations politiquement civilisées. Ceci n'a pas manqué d'entraîner de la contradiction et de la rébellion au sein des rangs d'une même formation. L'opinion contraire ou contradictoire devint un délit, et partant le droit répressif s'enrichissait, de délit d'opinion, d'atteinte à la sûreté de l'empire et de crimes d'incitation à la rébellion. La notion d'Etat n'était pas encore imaginable. L'Algérie n'est ni Ithaque, ni Troie ou l'île de Circé. L'aventure politique à laquelle des leaders jouisseurs, tout juste beaux et élégants semblent mener la foule, n'inspire pas trop de confiance. Elle n'aurait pu garantir l'Eden autant qu'elle procurait des paradis fiscaux, des téléphones portables et des comptes en Euro. Le tout se faisait sur le dos arqué, voûté et osseux d'un peuple en proie séculaire à tout genre d'odyssées électorales, d'aventurisme politique et de réflexions irresponsables.

Le paradoxe, c'est qu'avec la création des conciliabules et des coulisses dans l'architecture des édifices publics, l'on voyait naître aussi une nouvelle faune, de maîtres, d'apprentis, de moudjahidin et de soldats. Dans ces partis, il y avait tout, sauf des militants, le terme n'était pas encore en usage. Pour le faire, on préférait dire « acquis à la cause » « frère combattant » ou « à la solde de... », car tout se réglementait par voie de statut général d'une fonction dite alors, publique. Les droits n'y étaient que des obligations de réserve. L'engagement, qu'une soumission des plus abjectes. A la limite, pour d'autres, la fréquentation de mosquée s'assimilait à un recrutement initiateur auprès d'un institut de stratégie militaire, dont la formation durerait jusqu'à la proclamation de la guerre que l'on voudrait sainte contre les impies qui emplissaient les cités médiévales et modernes.

A la fin de l'ère bimillénaire, en son an 89, la côte centrale sud-méditerranéenne eut à voir l'émergence d'un grand rassemblement de gens, de commis, d'auxiliaires, de bénédiction et de presse, qui allait pendant de « bonnes » amères années, berner, aux chants des sirènes et de paradis, le monde et le reste du monde. Ils vinrent, ces rassemblements, croyant pouvoir rassembler les idées désertes et les esprits égarés dans les décombres et les ruines de l'odieux monstre qu'Ulysse même n'oserait pas affronter. La légende qui les entoure d'avoir pu naître adultes, forts et bien structurés, entretient à ce jour beaucoup d'énigmes quant à leur sort. Dans leur chevauchée, ces blocs arriveront-ils à vaincre les cyclopes et franchir l'écueil de Scylla ? Pourront-ils faire bon office pour ré-aimer Pénélope et massacrer tous les prétendants ? Ou se contenteront-ils d'avaler la défaite et partir, comme ils sont venus mourir en paix entre les lignes d'une décision contre-signée par leurs géniteurs ?

Octobre 1988 ne sera qu'un emploi de temps mal exploité par les gens studieux aimant le bien et l'autre ; tandis que d'autres, à l'ombre tapis dans la saleté d'une idéologie wahabite mais affichant publiquement un amour faux de fou de Dieu, raflaient les coeurs aigris par un système qu'ils n'arrivaient plus à admettre comme tutelle ou bienfaiteur. L'écart social étant criard, la misère ne logeait que dans la misère, la religion, par le biais des mégaphones, s'érigeait en parfait protecteur de ces nombreuses foules refoulées et rejetées par un pouvoir en mal de gestion d'une crise financière et morale des plus pénibles.

La Constitution qui s'est alors faite sous l'impulsion d'un besoin accru en produits démocratiques tels que la liberté d'association, de presse, d'expression et de rassemblement ne s'est pourtant pas privée d'octroyer sans toutefois ne pas clarifier et baliser les contours de ces exigences universelles. Le chômage qui pourvoyait l'oisiveté académique ne cessait de désemplir l'université pour placer les diplômés et les exclus prématurés du circuit scolaire dans la rue, aux bords des cafés bondés et bien en vue pour soutenir les murs. Le concept de « hitiste » naissait. Il dépassait les frontières et l'on en parlait dans les plateaux de télévision d'outre mer, dans « ex-libris » ou « bouillon de culture ». La mal-vie gagnait la vie de milliers de jeunes incapables de gagner décemment leur vie. Une autre Constitution arrivant sous le règne d'un général, fortement civilisé et très bien adapté à la pratique démocratique, allait permettre une flexibilité dans les moeurs politiques et surtout reformer les organes de l'Etat. Le Conseil de la Nation, entre autres, allait juger par l'exercice d'un contrôle inefficace, le travail des représentants du peuple. Rien de tout cela n'allait mieux. Le général dans toute sa bravoure chevaleresque remettait avant délai, ses mandats populaires, par-devant l'impasse que les gardiens du temple semblaient vouloir l'y enfouir à jamais. Il partit sans coup férir, vers la continuation d'une retraite, qu'il voulait apolitique, laissant l'espace et la place à un autre revenant, revenant de loin.

En ce temps-là, l'enthousiasme, l'hystérie et l'agitation manipulatoire, plus que la marche spontanée, allaient investir les boulevards et les rues, les maisons et les tubes cathodiques. L'homme se présentait tel le porteur de panacée. Le messie qui va alléger de ses souffrances toute l'humanité. Plein de verve et d'éloquence, il fustige les uns, grogne les autres tout en assenant des coups durs à tout le reste.

Il incarne bien, dans la démarche, un retour vers les vertus que l'on devrait croire à jamais perdues et les gloires fanées. Le peuple et les gens de la cité y croyaient durement. La démocratie se devait d'être renforcée, mais le climat général que subissaient certains récalcitrants, d'autres méfiants, un nombre d'incroyants aux chimères d'un temps révolu, connaîtront les affres du limogeage, l'affront du rejet, de la marginalisation et des revers d'avenir. La prison n'est plus de mise, car moins contraignante que les procédés suscités. Il n'est pire sentiment que celui d'être mis out de l'évidence, ou celui d'être qualifié de ce que l'on n'est pas. L'opposition, sensée être une thérapie dans un régime unipersonnel, sera appelée à la rescousse, pour faire valoir une façade de bonne volonté politique à aller vers l'affermissement du respect des choix humains et la promotion des droits des personnes et des groupements. Un mandat, puis deux autres n'auraient pas suffit, croyait-on à faire ressurgir au clair les aspirations profondes du peuple. Les tronçons, comme les logements ne sont pas achevés. La Constitution du général, limitant le bail de location auprès du propriétaire du palais républicain, devenait un blocage, pour le libre choix de proroger à l'infini le droit privilégié de maintien sur les lieux. Croyait-on encore nous dire.

Craignant une hypothétique mise en cause de l'arrangement constitutionnel, les pourvoyeurs, contre les pourfendeurs tentent tout azimut de créer un engouement autour de cette énième procuration. Mais le fait de lancer un tel slogan est facile pour s'assimiler aisément à une forte peur de voir celles et ceux à qui il s'adresse ; bouder les amphores magiques le jour du scellement du contrat à renouveler. Nulle illusion, nulle frayeur pour que personne ne votera à la place de l'autre, quant à la décision, déjà prise et à prendre à leur place, cela ne fait aucun doute. Inscrivez-vous, réinscrivez-vous, cochez, votez ; c'est décidé ! par «personnes».