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Un moment américain

par Akram Belkaïd

On peut penser ce que l'on veut des Etats-Unis, de son gouvernement voire de son peuple, il n'en demeure pas moins que la cérémonie d'investiture de Barack Obama avait quelque chose d'impressionnant et de fascinant. Ce n'était pas simplement l'une de ces grandes opérations parfaitement orchestrée par des communicants cyniques, toujours capables d'influencer les foules - et Dieu seul sait combien les Américains ont été manipulés au cours des dernières années - mais bel et bien une communion entre un peuple et son président. Un instant magique, rare, qui sera peut-être balayé par les événements futurs mais qui restera néanmoins dans les mémoires. Ce fut un grand moment : ce fut bien le moment américain.

Voilà un homme parti de nulle part, que personne ou presque ne connaissait en 2004 et qui devient le président de la première puissance mondiale. Voilà un homme qui porte un drôle de nom, dont le second prénom est arabe, et dont la couleur de peau représente des siècles de souffrance, de misère, de violence et de racisme persistant. Voilà un homme qui, lui-même, comme l'ont montré les compilations d'images télévisées diffusées par la télévision locale de Chicago, ne s'imaginait pas un destin national. Voilà un homme qui représente désormais le rêve américain, même si cette expression a été maintes fois galvaudée. C'est bien cet homme dont les Etatsuniens mais aussi les autres peuples de la planète attendent beaucoup.

Ces millions de personnes qui se sont déplacées à Washington, ces centaines de bals, de barbecues et de feux d'artifice organisées çà et là dans l'Amérique, de la côte Est aux rives du Pacifique, de Kalamazoo à Salt Lake City, témoignent de la joie et des attentes d'une nation qui, soudain, a oublié ses divisions. Certes, il demeure bien quelques rares esprits chagrins, mais ce qui est important, c'est de relever que Barack Obama a non seulement le soutien des démocrates mais aussi d'une large majorité de républicains. C'est bien la première fois qu'une telle fusion a lieu. Sans remonter très loin, il faut se souvenir de la polémique provoquée par l'élection de Bush (le scandale du recomptage des voix en Floride) et de la profonde facture qui divisa l'Amérique après sa réélection pour se rendre compte de l'importance de l'Obamania (inutile aussi de rappeler le climat délétère dans lequel s'est achevée la seconde présidence de Clinton). Bien sûr, l'Amérique est en crise. Elle fait face à une crise économique d'une rare gravité, elle sait qu'elle a perdu son âme dans « la guerre contre la terreur » avec son lot de suspects torturés, de camps secrets et de détentions arbitraires cela sans oublier les scandales d'Abou Ghraib, de Guantanamo et l'invasion sous des prétexte fallacieux de l'Irak. Et pour autant, ceux qui se sont pressés sur les pelouses glaciales et décaties du National Mall à Washington ou qui se sont réunis un peu partout devant des écrans géants ont démontré qu'ils entendaient bien les paroles d'Obama lorsque ce dernier a évoqué la refondation de son pays.

Il suffit de les écouter parler, de tendre l'oreille, de happer leurs prières qui peuvent sembler bien naïves mais qui disent bien ce que l'Amérique veut d'Obama. Elle veut du changement, une remise en cause profonde de ce qui s'est passé au cours des dernières années. Elle veut une dynamique, un élan qui puisse l'entraîner de nouveau malgré un contexte mondial des plus incertains. En un mot, elle veut un guide, un inspirateur.

Ne croyez pas que les Etasuniens ignorent ce qui se passe dans le reste de la planète : c'est un cliché qui a la vie dure mais qui n'est plus pertinent. Ils savent que leur pays n'est plus la puissance qu'il était il y a encore quinze ans. Ils savent que la Chine et d'autres pays émergents détiennent plus de la moitié des Bons du Trésor et qu'à tout moment, ces créanciers sont susceptibles de réclamer leur dû, de manière brutale ou non. Ils savent aussi que le retrait d'Irak ne sera pas aussi simple que ne le prétend la gauche de la gauche américaine et ils n'ignorent pas que la guerre en Afghanistan est loin d'être gagnée et encore moins d'être terminée. Et pourtant, ils croient en l'avenir, car le magnétisme dégagé par Obama est tel que l'optimisme est de rigueur y compris pour les plus démunis. Il est évident que la politique étrangère américaine ne va pas être bouleversée. Il ne faut jamais oublier que les présidents passent mais que l'administration demeure toujours tendue vers un but unique : d'abord et toujours les intérêts américains quoiqu'en soit le prix. Pour le monde arabe, le drame de Gaza laisse deviner que la future administration Obama sera peu encline à faire preuve d'équité voire de courage en faveur des Palestiniens. Mais il y a eu des phrases dans le discours inaugural d'Obama qui laissent entrouvert un peu d'espoir malgré le fait que madame Clinton (nommée par le président qui peut la renvoyer à tout moment) loge au Département d'Etat.

Ce discours, qui a implicitement fait écho aux célèbres paroles de Benjamin Franklin, interpelle le monde musulman qui a tout intérêt à réagir s'il ne veut pas rater le coche (*). Il n'y a aucune ambiguïté sur le fait que les bombardements israéliens de Gaza sont un crime de guerre et pourtant, il n'y a aucun doute sur le fait que la classe politique américaine dans sa grande majorité reste plus encline à soutenir Israël que les Palestiniens ou d'autres pays arabes.

Il suffirait pourtant d'un rien pour atténuer cet état de fait. Il suffirait de parler un peu plus aux Américains. Il suffirait de quelques lobbyistes, de quelques films et autres outils propres à ce « soft power » que l'Amérique sait si bien utiliser y compris quand c'est un Bush qui la dirige. Mais il faudrait aussi autre chose. Il faudrait que les choses changent réellement dans le monde arabo-musulman. Il faudrait que ses dirigeants soient enfin honorables, légitimes et démocrates ; qu'ils pensent au bien commun et aux libertés de leurs peuples. Ce n'est qu'ainsi que les Palestiniens, et d'autres, pourront être entendus, aidés et respectés par les Américains.




(*) « Une société, qui abandonne un peu de sa liberté pour obtenir un peu de sa sécurité, ne mérite ni l'une ni l'autre et les perdra toutes les deux ».