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Keynes n'est pas enterré ?

par Fouad Hakiki

Il est toujours facile de dire ce qui devrait être fait. Et, quand on y est « là-haut », l'on oublie vite. Toutes les potions magiques proposées antérieurement paraissent alors difficiles, compliquées à mettre en oeuvre. Il y va, on le sait, ainsi des hommes politiques : beaucoup de promesses avant... et rien, après !

Keynes, précisément, n'était pas de ces hommes-là. Au prix de sa santé, il a défendu ses idées jusqu'au dernier souffle. Restant toujours fidèle à lui-même et... aux siens. Il a été celui que le chômage et l'équitable répartition du revenu ont obsédé. Tout au long de sa vie. Né riche (et très 'protégé') et devenu, grâce à la spéculation, encore plus riche, il ne cessera de s'occuper en tant que libéral du sort des chômeurs, du sort des plus pauvres. Keynes ne disait-il pas : « à long terme, nous sommes tous morts » ? Or, il n'est pas de ceux qu'à peine en une décennie, son nom est effacé de la mémoire des hommes.

Celui qui enterrera Keynes n'est pas encore né. Car, tout comme Marx redevenu aujourd'hui à la mode alors que beaucoup criaient il y a 30-35 ans : « Marx est mort, Marx est mort... », Keynes que la pensée néolibérale avait présenté comme un « chien crevé » (pour reprendre ce qu'il y a deux siècles Hegel disait de Spinoza) aux politiciens, Keynes est lui aussi de retour. Dans les politiques de relance et/ou de sauvetage des systèmes financiers et des appareils de production des pays occidentaux et émergents... en crise de nos jours. Des politiques dites « rooseveltiennes » si l'on croit le prix Nobel d'économie 2008 !

Quelle que soit l'opinion que l'on se fait de l'opportunité des politiques keynésiennes de relance - par la Demande effective (s'opposant à la solution libérale respectant la Loi de Say [ou de la Demande préalable], c'est-à-dire par l'Offre) - de leur opportunité ailleurs ou ici, dans les pays développés ou dans l'Hémisphère Sud, il n'en reste pas qu'effectivement nous nous devons de sortir du cadre national (de l'approche des économies) jusque-là structurant nos analyses.

La principale limite de la pensée de Keynes est dans la base analytique : l'économie nationale conçue comme circuit (où ménages, entreprises, banques et Etat) en relation (de flux) avec le Reste du monde - qui est ainsi le 5ème agent économique. La globalisation-mondialisation telle que nous l'avons vécue et telle que nous la vivons (une « économie-monde » du village planétaire) a été, bien sûr, entrevue par ce grand économiste. A qui nous devons (à la suite de ses disciples : Hicks, Hansen, Jones, etc.) et nos outils de saisie de l'économie - la Comptabilité nationale, la Balance de paiements... - et notre mode de compréhension. Par exemple : Monnaie et change d'un côté, Budget et fiscalité de l'autre - cette dichotomie entre l'économie monétaire et l'économie réelle qu'il tentera de dépasser à la fin de sa vie en reprenant chez Marx la notion d'économie monétaire de production (voir tout ce qu'ont écrit, entre autres les professeurs A.Barrère, A.Parguez, C.Schmitt pour ne citer que les économistes francophones).

Avec l'interpénétration globalisée des capitaux (bancaires, industriels et commerciaux), les économies nationales ne peuvent plus être appréhendées dans les schèmes de pensée où l'Etat-nation est (logiquement) posé comme étant antérieur au marché mondial. En termes simples, les idées qui posent d'abord les pays(1) et ensuite l'économie mondiale ; d'abord la Demande (Investissements et Consommations des ménages et des Administrations publiques) et ensuite le solde des échanges extérieurs (la contrainte dite extérieure). Le problème qui se pose aujourd'hui est de savoir si les problèmes concrets qu'analysait Keynes - le chômage, la crise de surproduction, les faillites financières et bancaires, etc. - ont après lui trouvé des solutions. Le problème est de savoir si d'autres économistes après lui ont dit effectivement des choses tout aussi perspicaces et pertinentes et si leurs propos ont trouvé une adhésion - chez les élites intellectuelles et politiques ainsi que dans les opinions publiques nationales et internationales -, s'ils ont trouvé une adhésion tout aussi large que les idées de Keynes. En d'autres termes : quelles sont ces idées du XXème ou du XXIème qui ne sont pas keynésiennes et qui seraient largement partagées (au point de devenir « idées communes » comme les siennes) ? Personnellement, je n'en connais pas.

Outre cette petite question de notoriété (et derrière la notoriété : la crédibilité politique et la validité scientifique), il y a l'autre problème de fond spécifiquement algérien : nous nous ne devons pas nous autoriser de comparer notre économie aux autres économies nationales : l'économie et la société algériennes du XXIème siècle sortent à peine des griffes du terrorisme armé islamiste. L'oeuvre de destruction - et de déstructurations du corps social, des comportements des agents (organisations, groupes sociaux et individus) et des imaginaires sociaux et/ou symboliques - a été telle qu'encore aujourd'hui, en 2009, nous craignons de prendre la route... la nuit (ou de rentrer à pied à la maison !).

Il est vrai que sous bien des aspects la politique économique menée dans la dernière décennie est insuffisante, incomplète ou voire même erronée - le primat des entreprises sur les banques, le primat des profits (et intérêts) sur les salaires, le primat de l'économie de production-importation sur l'économie monétaire et financière ou sur l'économie de la répartition (et des systèmes de l'assurance sociale et de solidarité) ; toutes ces choses sur lesquelles depuis début 2006 nous avons personnellement dans les colonnes du Quotidien essayé d'attirer l'attention des pouvoirs publics.

Mais cela est bien entendu vite dit et surtout trop facilement dit. Car nous n'avons pas à arbitrer. Nous n'avons pas à s'engager. Nous n'avons à prendre réellement de décision. Nous n'avons pas - chaque jour que Dieu fait - à combattre et lutter contre les résistances, contre les médiocrités et contre les sabotages de l'intérieur même du « système » - et politique et économique - à l'intérieur même des Administrations - et civile et militaire.




1 -Depuis la fin des années 90, la démarche dite « individualiste » (par opposition à celle « constructiviste») qui était chez les économistes très en vogue (sous la houlette de la pensée néolibérale issue des travaux de Hayek et des monétaristes) est mise à mal. Le coeur des difficultés qu'elle rencontre chez les économistes est des plus concerts (et non plus théorique) : l'évaluation précise et exacte du contenu importé des outputs fabriqués sur un territoire donné (tenant compte de la complexité de l'évolution des échanges interbranches de période à période, des mesures de déflateurs annuels de ces branches - à taux de change effectif et à coût salarial unitaire réel - etc.).